Allocution de M. Pierre DRAI, Premier Président Honoraire de la Cour de Cassation
(Panthéon, 13 janvier 1998)
22 décembre 1894, 19 heures 30… Dans une salle glacée du Cherche-Midi, le Conseil de Guerre, présidé par le Colonel Maurel, sur les réquisitions du Commandant Brisset, après avoir entendu Edgar Demange, en sa plaidoirie, et en avoir délibéré (puis-je ajouter : « conformément à la loi » ?), se prononce, à l’unanimité de ses sept membres: « Dreyfus est coupable des faits qui lui sont reprochés. Il est, en conséquence, condamné à la déportation perpétuelle, dans une enceinte fortifiée, et à la dégradation militaire ».
Une décision de Justice est rendue ! L’a-t-elle été « au nom du Peuple Français » ?
« Le Capitaine Dreyfus est immobile, figé comme un mort… Il est ramené à sa prison, tandis que l’heureuse nouvelle est apportée par le Commandant Picquart au Général Mercier, Ministre de la Guerre, qui, en grand uniforme, se rendait à un dîner officiel à l’Elysée » (J.-D. Bredin).
12 juillet 1906, une très chaude journée d’été. Dans sa Grand’Chambre, sous le tableau de Paul Baudry, consacrant, par l’image, la « Glorification de la Loi », la Cour de Cassation, toutes Chambres réunies, sous la présidence de son Premier Président, M. Ballot-Beaupré, sur le rapport de M. le Conseiller Moras, après avoir entendu le Procureur Général Baudoin, en ses conclusions et réquisitions, et Maître Mornard, en sa plaidoirie, se prononce :
« Attendu, en dernière analyse, que de l’accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout et que l’annulation du jugement du Conseil de Guerre ne laisse rien subsister qui puisse, à sa charge, être qualifié crime ou délit.
« Attendu, dès lors, que, par application du paragraphe final de l’article 445 du Code d’instruction Criminelle, aucun renvoi ne doit être prononcé,
« Par ces motifs,
« Annule le jugement du Conseil de Guerre ….
« Dit que c’est par erreur et à tort que condamnation a été prononcée
« Dit que l’arrêt sera inséré au Journal Officiel… »
Une décision de Justice est rendue ! Elle l’a été « au nom du Peuple Français » et par la Cour suprême de notre pays.
Monsieur le Premier Ministre, Mesdames, Messieurs,
Il a été demandé à un Juge d’évoquer sobrement, au cours de la présente cérémonie, le rôle joué par la Cour de Cassation « dans le dénouement de l’Affaire Dreyfus ».
Juge, il l’a été, de façon exclusive, pendant près de cinq décennies.
Juge du fait qu’au début de sa carrière, il a eu l’honneur, au terme de celle-ci, d’occuper le siège tenu, voici cent ans, par le Premier Président Ballot-Beaupré et de consacrer ses convictions et sa foi à conserver à notre Cour de Cassation ce rôle de « sentinelle du droit » que le législateur révolutionnaire lui a conféré, par la loi des 27 novembre – 1er décembre 1790.
Dans une formule impériale par sa brièveté et son tranchant, la Cour de Cassation a reçu mission « d’annuler toutes procédures dans lesquelles les formes auront été violées et tout jugement qui contiendra une contravention expresse au texte de la loi » (Article 3 de la loi des 27 novembre – ler décembre 1790).
C’est toujours à la Cour de Cassation que doit revenir le mot de la fin et c’est elle qui doit clore le débat judiciaire.
Nous le savons : rien de ce qui touche à la justice et aux juges ne laisse indifférent.
Si le procès constitue un mal qu’il ne faut pas entretenir, car il relève d’une forme de pathologie, par les tourments, les haines et les débordements qu’il suscite, le débat judiciaire, lui, constitue la forme du débat nécessaire à la vie et à la survie de nos démocraties.
Les règles qui sont imposées, suivant qu’elles sont ou non précises et respectées, conduisent, soit à la découverte de la vérité – même simplement relative – soit, au contraire, à des parodies de justice dont nous avons été les témoins vivants, au cours des dernières décennies.
22 décembre 1894 – 12 juillet 1906… Deux points de repère d’une instance judiciaire qui a divisé les esprits, provoqué des passions et des déchirements et engendré des haines, qui a vu la vérité se mettre difficilement « en marche » sur un long et chaotique chemin.
Deux repères qui permettent d’affirmer, avec Vincent Duclert, que la justice et ceux qui la servent ont été au cœur de L’Affaire, dans les clameurs d’une opinion publique réclamant la mort du « traître » ou criant à l’innocence de l’accusé, ou dans les chuchotements d’une justice-mystère engluée dans les secrets et les méandres d’une procédure inquisitoriale autorisant lâchetés et déloyautés.
Depuis Pascal, nous connaissons « le bon usage des maladies » : « Celles-ci ne sont autre chose que la figure et la punition, tout ensemble, des maux de l’âme ».
Pour arriver au but et proclamer que « rien ne reste debout de l’accusation portée contre Dreyfus », la Cour de Cassation, en sa formation la plus solennelle, a parcouru un champ truffé d’obstacles et de mines.
D’éminents esprits s’attacheront à faire la lumière sur le déroulement d’une affaire et de ses procédures successives, pour en découvrir tous les ressorts, même ceux peut-être restés dans le secret d’une instruction hostile à la transparence et à la clarté, bref, d’une instruction qu’il faudrait encore et toujours poursuivre.
N’oublions pas les affres de la mise au monde, le 8 décembre 1897, d’une loi qui, enfin, devait ouvrir à l’avocat les portes d’un cabinet d’instruction.
Le terrain demeure, certes, largement ouvert aux investigations des brillants spécialistes de la chose judiciaire et de l’histoire de la justice.
Mais la vertu d’une cérémonie commémorative – comme celle qui nous réunit aujourd’hui – ne vaut que, par la leçon de pédagogie qui s’en dégage, et les leçons du passé, même dans leur cruelle désespérance, ne seront jamais retenues que parce qu’elles auront contribué à l’information et donc au libre choix de nos enfants et petits-enfants, dans la société qu’ils voudront pour demain.
Notre rencontre sur l’Affaire ne saurait occulter la réalité d’un passé cruel débouchant sur des années noires, celles de l’occupation de notre pays, des années noires qui ont vu surgir d’officines qui se voulaient « ministérielles », une législation et une réglementation largement connues et ouvertement appliquées : cette législation et cette réglementation qui, au pays des Droits de l’Homme et du Citoyen, entendaient créer des sous-hommes, lesquels, bien évidemment, porteurs d’un signe ostentatoire (l’étoile jaune) ne devaient jamais avoir l’outrecuidance d’accéder ni, a fortiori, de prétendre aux libertés fondamentales : aller et venir, exprimer une opinion ou une conviction, travailler et vivre une vie décente et ouverte.
Une législation et une réglementation qui, aujourd’hui, n’échapperaient pas une fraction de seconde à la censure vigilante de notre Conseil Constitutionnel et qui – j’en suis convaincu – verraient opposer, par les juges de nos Cours et de nos Tribunaux, une Convention Européenne des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, une Convention Universelle des Droits de l’Homme, une Convention Universelle des Droits de l’Enfant.
A l’aube d’un troisième millénaire, des outils efficaces sont prêts et sont à la disposition des bons ouvriers du combat pour le Droit.
Mais qu’en était-il, voici tout juste cent ans, alors que, de loi de dessaisissement en pressions sur les juges, de campagnes de presse en interpellations à la Chambre des Députés, tout était bon pour « créer un climat », et désigner comme évidemment coupable un homme qui avait tous les torts, celui d’être juif et d’appartenir, néanmoins, à l’Armée, celui de se proclamer innocent sans être en mesure de le prouver, celui de n’apparaître pas attachant et sympathique.
La route s’annonçait rude et périlleuse, qui devait conduire à l’arrêt du 12 juillet 1906.
J’ai parlé de crises et du « bon usage » des crises.
Si celles-ci ont une utilité, c’est parce qu’elles empêchent le monde – et plus spécialement, notre société – de dormir, et lui évitent ainsi de renoncer à déplacer les lourds granits de l’habitude qui engourdit, de la sclérose qui s’autosatisfait et du corporatisme pédant et tatillon.
Ces « crises » sont une facette de la vie toujours agitée et bruyante d’une démocratie : la fixité de l’acquis, la vérité définitivement révélée et les attitudes pétrifiées, voilà des granits que des procureurs et des accusateurs peu soucieux « d’affoler la meute » , souvent au risque de leur liberté et de leur vie, ont entendu faire bouger pour ouvrir la route menant au coupable.
Emile Zola, le 13 janvier 1898, a été au premier rang de ces procureurs et accusateurs.
Face aux crises, il faut, certes, « raison garder », mais, aussi et surtout, tenir l’œil ouvert, non sur les scories de l’accessoire, mais sur la lave brûlante de la vie et l’oreille tendue au cri des humbles et des souffrants.
Le débat judiciaire n’échappe pas à la règle et la Cour de Cassation – toutes Chambres réunies – avant même que ne soit édifiée la construction du « procès équitable », au sens de l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, en avait fixé les fondements essentiels…
Hors des bruits et remous de la rue qui provoquent la crainte ou invitent à un lâche suivisme ; rejetant fermement la tentation d’une omniscience ou d’une omni-puissance qui en ferait un « juge-dieu » ; attentif aux manœuvres cachées ou insolentes qui tendent à le mettre en condition et, donc, à atteindre son indépendance et sa liberté de décider ; convaincu que le travail judiciaire est, par essence, un travail d’équipe associant et confrontant des procureurs-accusateurs, courageux et fiers de leurs responsabilités à des avocats défenseurs compétents et aussi fiers de leurs prérogatives, – le juge sait et doit toujours savoir que la loyauté et la transparence de sa démarche sont une condition fondamentale et une exigence essentielle de sa légitimité, faute de quoi, il cesse d’être juge et n’est plus alors que le figurant indigne, dans un mauvais théâtre.
Pour affirmer – haut et clair – que « rien ne restait debout » de « l’accusation portée contre Dreyfus », les juges du 12 juillet 1906 ont perçu, condamné et jeté aux poubelles de l’histoire judiciaire toutes sortes de procédés ou de manœuvres qui n’ont décidément rien à voir avec l’acte de justice, œuvre de lumière et de loyauté, par définition même.
De ces procédés ou manœuvres, voici quelques exemples tirés d’un triste florilège.
A l’audience du 19 décembre 1894, le Conseil de Guerre, sur la réquisition du Commissaire du Gouvernement, décide que les débats auront lieu à huis clos : la salle est évacuée mais demeurent sur place, deux témoins qui n’ont rien à y faire : le Préfet de Police Lépine et le Commandant Picquart chargé par le Ministre de la Guerre et le Chef d’Etat-Major de leur rendre compte.
Au cours de la même audience qui va déboucher sur la condamnation de l’accusé, le Président de la formation de jugement reçoit des mains du Commandant du Paty de Clam, en grand secret, une enveloppe scellée, contenant des pièces réunies par la section de statistique pour accuser Dreyfus et un « commentaire » pour faciliter la compréhension des documents : ceux-ci circulent de main en main, pour servir à former la conviction de juges, déjà amplement convaincus.
Et ce que dire des experts en écritures – pourtant auxiliaires de justice – dans leur démarche, faite d’auto-satisfaction et d’arrogance ?
« Pendant plusieurs années, Bertillon s’acharna à démontrer la culpabilité de Dreyfus en imaginant la notion d’autoforgerie et en étayant sa démonstration par de savants calculs fondés sur les lois de distribution et de probabilité. Cette démarche fut, par la suite, démasquée par les trois experts Darboux, Appell et Poincaré, désignés par la Cour de Cassation pour procéder à une étude critique du rapport Bertillon. Ils conclurent unanimement que sa théorie ne reposait sur aucun fondement scientifique sérieux. » (Alain Buquet).
Que dire encore d’une juridiction qui, au terme de débats quasi-clandestins, va jusqu’à se prononcer, à l’unanimité de ses membres, pour la culpabilité ? Violation flagrante du secret des délibérations.
Comment les meilleurs esprits ne seraient-ils pas égarés ?
Voyez Jules Isaac : « Il me semblait impossible d’admettre qu’à l’unanimité, six officiers eussent pu, sans preuves accablantes, vouer un des leurs au déshonneur d’une telle condamnation, la plus infamante qui fût. »
Il n’a jamais été facile d’être juge.
Dans notre pays, subsiste dans le tréfonds de la conscience populaire, cette vieille méfiance à l’égard des juges, méfiance qu’accroît encore la vue des défectuosités d’une machine vieillie et vite essoufflée dans l’effort.
Alors, régulièrement et parfois violemment, les juges sont « jetés dans la balance », pour y être jaugés et jugés à leur tour.
Traités sans ménagement et souvent maltraités, ils sont invités à s’expliquer, parfois même à se justifier, au risque de se voir reprocher d’avoir manqué de réserve et de retenue et, même, d’être en grave décalage avec une opinion publique avide de simplicité et d’à-peu-près.
Si l’arrêt des Chambres réunies de la Cour de Cassation du 12 juillet 1906, en mettant un terme définitif à l’Affaire, devait avoir une qualité essentielle, c’est bien celle de l’affirmation que la justice constitue une vertu, qu’elle doit se cultiver et se conforter par les principes essentiels que sont la publicité de l’action judiciaire et la loyauté du juge et de ceux qui l’aident dans sa mission.
Les juges du 12 juillet 1906 n’ont été que des juges, et nul n’a jamais retenu leur nom, mais ils nous ont fourni une occasion de « pédagogie ».
Ils nous ont appris que juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre et vouloir décider.
Ils nous ont appris que juger, ce n’est pas juger « comme d’habitude », dans le train-train monotone et mécanique d’une noria de dossiers qui se gèrent et qui, un jour, s’évacuent.
Ils nous ont appris que, dans l’action de juger, il fallait toujours laisser place au doute mais que, jamais, la moindre place ne devait être laissée à la « rumeur », au « préjugé », au soupçon.
Ils nous ont appris qu’il ne fallait jamais mépriser le droit, la règle de droit préexistante et objective.
Ils nous ont appris qu’il fallait toujours avoir égard à la personne qui souffre dans sa liberté, dans sa réputation, dans sa vie familiale et affective.
Ils nous ont appris qu’en se présentant devant un juge indépendant et libre, un homme ou une femme ne devait se sentir humilié, avant que justice soit passée.
En bref, les juges du 12 juillet 1906 nous ont laissé une leçon dont nous devons toujours nous souvenir : « Juger, c’est aimer et respecter son prochain. »
Pierre DRAI