Centenaire de l’affaire Dreyfus – Allocution de Lionel Jospin

Allocution de M. Lionel JOSPIN, Premier ministre
(Panthéon, 13 janvier 1998)

Madame la ministre,

Monsieur le Premier Président honoraire,

Mesdames, Messieurs,

En publiant dans L’Aurore, le 13 janvier 1898, une lettre ouverte au Président de la République, Émile Zola provoquait l’un de ces événements dont l’ampleur et la signification justifient que la République, afin d’en mieux conserver le souvenir, leur consacre une commémoration solennelle.

Aujourd’hui, la République entend rappeler les contours d’un épisode fondateur dans l’Histoire de notre pays ; elle souhaite rendre un nouvel hommage à ceux qui en furent, autour de Zola, les acteurs courageux ; et elle s’efforce de maintenir vivant le sens universel qui ne doit pas cesser d’en émaner.

Lorsqu’Émile Zola fait paraître « J’Accuse », « l’épouvantable déni de justice dont la France est malade », selon sa formule, vient d’atteindre son paroxysme.

Un patriote convaincu, dont la famille avait fui l’Alsace après la débâcle de 1870 pour demeurer au sein du pays aimé – la France -, a été banni loin d’elle. Un capitaine brillant, polytechnicien, qui, sorti dans les tout premiers rangs de l’Ecole supérieure de guerre, s’apprêtait à intégrer l’état-major de la Défense nationale, a été chassé de l’armée. Un homme, dont le parcours était l’illustration parfaite de la volonté républicaine d’intégration et d’ascension sociale, a été brisé.

Et pourtant cet homme est innocent.

Depuis trois années déjà, Alfred Dreyfus croupit dans le bagne de l’Ile du Diable, au large de Cayenne, en Guyane.

Et pourtant cet homme est innocent.

Ainsi en a-t-il été décidé, à l’unanimité, le 22 décembre 1894, par un conseil de guerre, réuni à huis-clos, sur le vu d’une pièce secrète qui n’est communiquée ni à l’accusé, ni à sa défense. Reconnu coupable « d’avoir livré à une puissance étrangère un certain nombre de documents secrets ou confidentiels intéressant la défense nationale », Alfred Dreyfus est condamné à la déportation à vie.

Et pourtant cet homme est innocent.

Avant de gagner son lieu de souffrance, il doit subir, le 5 janvier 1895, dans la grande cour de l’Ecole militaire, la dégradation militaire. Face à l’humiliation, Dreyfus clame son innocence, son dévouement à l’armée, son amour de la France. Mais la foule, hurlante, couvre son propos de ses cris : « Mort aux juifs ! A mort Judas ! ».

Car le capitaine Dreyfus était juif.

Or, dans la France de ce XIXè siècle finissant, l’antisémitisme est partout, se nourrissant du flot d’insultes, de calomnies et de caricatures abjectes chaque jour épandues par la presse, alors très largement antidreyfusarde. Son influence sur l’opinion est considérable : c’est par millions d’exemplaires, chaque jour, que Le Petit Journal, Le Petit Parisien, avec tant d’autres titres, accablent le capitaine Dreyfus. C’est avec une hargne chaque jour renouvelée que La Libre Parole de Drumont, ou L’Intransigeant de Rochefort, clament qu’un juif, fût-il français, ne peut être qu’un traître en puissance. Aux antipodes de l’idéal républicain, l’antisémitisme défigure la Nation en termes racistes.

Et pour l’heure, assurément, l’antisémitisme triomphe. Présent dans la cour de l’Ecole militaire, l’un de ses chantres les plus acharnés, Léon Daudet, dépeint Alfred Dreyfus comme «n’ayant plus d’âge, plus de teint, couleur traître. Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto ».

La presse nationaliste se déchaîne et dénonce le « complot juif» afin de mieux étouffer les rares voix qui s’élèvent, au cours des mois qui suivent, pour clamer l’innocence du capitaine Dreyfus. Ces voix, ce sont celles, isolées encore, de Lucie, la femme du condamné, de Mathieu, son frère, puis de l’écrivain Bernard Lazare, bientôt rejoints par le sénateur Scheurer-Kestner et par le commandant Picquart -lequel, seul contre tous au sein de l’armée, refuse de couvrir les faux qui accablent Dreyfus. Leurs appels aux autorités de l’Etat, en vue d’engager la révision du procès, restent vains.

Ce ne sont que quelques voix de raison, noyées dans le vacarme antisémite. C’est peu. Mais pour l’honneur de notre pays, quelques hommes décidés, à la conviction sans faille, à la volonté sans limite, rejoignent le cercle des «dreyfusards» : Charles Péguy, Jean Jaurès, Lucien Herr, le jeune Léon Blum et, bien sûr, Georges Clemenceau, qui, après s’être un temps laissé abuser par les mensonges antidreyfusards, a mis son énergie au service de la vérité.

Pourtant, le 11 janvier 1898, le sommet de l’injustice est atteint. Alors que les dreyfusards ont accumulé des preuves accablantes à l’encontre du comte Ferdinand Esterhazy, celui-ci est acquitté à l’unanimité.. En dépit des faits, la justice militaire n’entend pas revenir sur la chose jugée : l’honneur de l’armée ne saurait, selon elle, être demi. Esterhazy innocent, Dreyfus ne peut qu’être coupable.

Alors, quand tout semble perdu, un homme se dresse. A ce qui semble être la fatalité, il oppose la capacité irréductible qu’a l’Homme de s’opposer. Zola, dans L’Aurore, publie son «J’Accuse… ! » – le cri d’une conscience révoltée.

Ce qui se produit alors, le 13 janvier, personne sans doute ne l’a mieux exprimé que Léon Blum, en 1935, dans ses Souvenirs sur l’affaire : « Nous étions là, atterrés, désespérés, quand l’aspect des choses changea soudain. Un poing énergique venait de briser les vitres dans cette chambre verrouillée où la cause de la révision était vouée à l’asphyxie».

Véritable coup de tonnerre, ce «J’Accuse » l’est à plus d’un titre. En raison du prestige, immense, de son auteur, parvenu au faîte de sa gloire littéraire. En raison de sa cible, choisie avec un courage et un sens politique peu communs – le Président Félix Faure lui-même. Par la force des mots – qui dénoncent, implacables et cinglants, « un prodige d’iniquité », « une souillure sur la joue de la France ». Et par l’audience considérable que lui confère la diffusion, ce jour-là, de 300 000 exemplaires de L’Aurore.

« La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera », écrit Zola dans cette lettre. L’Histoire lui a donné raison.

Il ajoutait : « C’est aujourd’hui seulement que l’affaire commence ». Mais elle durera encore huit longues années traversées d’un esprit de guerre civile opposants les partisans de la Ligue des Droits de l’Homme – fondée au mois de juin de cette année 1898 à cette occasion – à ceux des ligues nationalistes. Zola, qui a tant fait pour que soit rétablie la justice, mourra sans connaître le dénouement final : non la loi de 1900 qui amnistia, sans distinction aucune, tous les protagonistes de l’Affaire – qu’il dénonça comme une « loi de faiblesse, loi d’impuissance » -, mais la réhabilitation entière et totale d’Alfred Dreyfus, permise par la décision de la Cour de Cassation du 12 juillet 1906.

Ce dénouement doit beaucoup au geste inouï du 13 janvier 1898.

« Mon devoir est de parler. écrit Zola, je ne veux pas être complice. Je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d’honnête homme ».

Exprimer de façon aussi radicale sa révolte, aller ainsi à l’encontre de l’opinion dominante, affronter les plus hautes autorités de l’Etat et de l’Armée -mieux, les accuser de mensonge : tout cela est très risqué. Zola le sait. Et Zola hésite. Zola, aussi grand qu’il fût, n’était qu’un homme – et comme tout homme, il n’échappe pas à la peur. Mais Zola se décide. Zola assume : « En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose ».

La formule ne manque pas de panache – et pourtant elle ne décrit que modestement le gouffre que Zola choisit, en conscience, d’affronter. Léon Blum, en 1935, le rappelle : Zola « ne s’exposait pas seulement par métaphore, il exposait réellement sa personne ; il appelait sur lui l’attentat, la prison, l’exil. »

Celui à qui la plume avait tout apporté – la gloire, l’admiration ou l’envie de ses pairs, la richesse matérielle – choisit, par la plume, de tout remettre en jeu. Fort d’une seule passion, «celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert», Émile Zola décide de marcher vers son procès, le procès qui permettra mécaniquement -il le sait, et c’est là son but, de revenir sur l’Affaire que les antidreyfusards croient enterrée sous leur mensonge.

Comme il l’avait prévu, comme il l’avait souhaité, Zola comparaît au mois de février 1898 devant la Cour d’Assises. Il est condamné pour diffamation à un an de prison, qu’il n’évite qu’en choisissant l’exil. Il gagne l’Angleterre où, jusqu’en juin 1899, il réside ; il n’est plus, dans le petit hôtel qui l’accueille, que « Monsieur Pascal ». Il a quitté sa famille, ses proches, son confort, mis en danger sa situation matérielle, interrompu sa carrière littéraire. Il est suspendu de l’ordre de la Légion d’honneur. Ses biens parisiens sont saisis et vendus. Dans les Pages d’exil publiées après sa mort, il décrit « ces semaines affreuses », au long desquelles il « désespère d’un pays où la justice semblerait décidément morte ». Il en vient même à se demander si son pays, la France, «saura jamais quelque gré à ceux qui l’ont sauvé de la honte».

Le 19 mars 1908, alors que Georges Clemenceau était Président du Conseil, la Chambre des députés vota le transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon. A cette cérémonie, qui se tint, ici même, le 5 juin 1908, assistait un homme prématurément vieilli et que l’émotion étreignait plus que tout autre : il s’appelait Alfred Dreyfus.

Aujourd’hui, la République renouvelle à Zola cet hommage parce que son engagement au cœur de l’Affaire Dreyfus a permis que celle-ci ne soit pas qu’une ténébreuse affaire judiciaire. Après le «J’Accuse » de Zola, l’Affaire enfla au point d’éclater en une affaire d’Etat qui, par les clivages essentiels qu’elle mit à jour et les rassemblements qu’elle facilita, fut un épisode déterminant dans l’affermissement de la République.

Émile Zola, en effet. ne défend pas qu’un capitaine, juif, nommé Alfred Dreyfus, même s’il mesure à quel point l’ascendance du militaire alsacien a pesé dans sa condamnation. Ce qui lui est intolérable, c’est l’injustice faite à un homme -c’est-à-dire, l’injustice faite à tous les hommes.

Le 13 janvier 1898, en effet, Alfred Dreyfus n’est plus seulement l’officier d’état-major dont l’honneur a été bafoué pour protéger un autre. Dreyfus, pour reprendre le mot de Jean Jaurès, devient « l’humanité elle-même au plus haut degré de misère et de désespoir qu’on puisse imaginer ». Dreyfus devient, malgré lui, sans qu’il le sache, isolé qu’il est à des milliers de kilomètres, le symbole de l’injustice et de la misère qui peuvent frapper tous les hommes et qu’Émile Zola, à travers la nouvelle Comédie Humaine que constitue l’imposant cycle des Rougon-Macquart traque, décrit et dénonce sans relâche.

Émile Zola, à travers cet homme, ne se contente pas, même, de défendre tous les hommes. Il défend un idéal universel : la justice. Il crie son rejet de la raison d’Etat qui broie l’individu, de ces «pratiques de basse police, [ces] mœurs d’inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leur bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’Etat ! »

Émile Zola, enfin, au-delà de cet idéal, prend la défense de la République. Pas de République sans justice. L’une est consubstantielle à l’autre. Pour Zola et les siens, commettre une injustice, ou la laisser commettre, ou encore ne pas la combattre lorsqu’elle est avérée, c’est trahir la République. Et c’est trahir la France, qui porte en elle, depuis 1789, cet idéal qui en est devenu indissociable au point que lorsqu’un Drumont attaque Dreyfus, c’est l’âme de la France qu’il blesse.

Le 13 janvier 1898, la République était bien en péril. Dévoyant l’héritage de 1789, ses institutions entendaient s’accommoder « de la plus ineffaçable des taches», menaçant, par cette compromission, de précipiter leur propre décomposition. Le « J’Accuse » de Zola fait passer l’Affaire du particulier à l’universel. Un universel dans lequel les républicains sincères se sont reconnus, autour duquel ils se sont rassemblés, au nom duquel ils ont repoussé, avec le cabinet de « Défense républicaine » de Waldeck-Rousseau, puis avec Clemenceau, plus tard encore avec Blum, les forces conservatrices et les factions extrémistes. Ils ont consolidé la Troisième République – afin d’ancrer, dans notre pays, la République même.

Le 13 janvier 1898, Émile Zola, avec lucidité et courage, engagea ce sursaut salutaire. Par son geste, il rejoint Voltaire défendant Calas, il réveille les consciences, il entraîne avec lui des responsables politiques toujours plus nombreux. Il incarne la figure, si essentielle dans notre histoire, si universelle, aussi, de «l’intellectuel ».

Qui, en effet, pousse ce cri : « J’Accuse… ! » ? Pas un homme politique ; pas un journaliste ; pas même un avocat. Mais un romancier, à qui Brunetière, directeur de La Revue des deux Mondes, reproche immédiatement son ingérence : «L’intervention d’un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire, m’a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme. l’intervention d’un colonel de gendarmerie ».

Ce sursaut d’une conscience individuelle est porté par un organe de presse, d’une presse indépendante, animée par la conscience aiguë de sa responsabilité politique au sein de la Cité, et non manipulée par les intérêts de l’argent. L’Aurore, en 1898, ne fut-elle pas pour Zola, comme il le dit lui-même, « l’asile, la tribune de liberté et de vérité » ? La République continue d’avoir besoin de telles tribunes.

Relisons Pierre Mendès-France : « Elle fait notre fierté, cette lignée d’écrivains et de penseurs qui ont su dédaigner les lauriers, les fleurs et l’encens, faire le don de leur repos et de leur sécurité, se placer à la pointe du combat contre la raison d’Etat, la haine de race et de la pitié, parce qu’ils ont pensé comme Zola : « Mon devoir est de parler. Je ne veux pas être complice, mes nuits seraient hantées ».

Cette lignée ne s’est pas interrompue. Un siècle après l’Affaire, elle doit se poursuivre. Car Zola, dans «J’Accuse», constatait avec un pessimisme que je sais raisonnable : «Les causes si profondes qui ont aveuglé [le pays], ces causes ne peuvent disparaître en un jour ».

Cet appel à la vigilance, tous les républicains doivent le faire leur. Chaque citoyen, s’il ne veut voir resurgir ces appels à la haine qui appartiennent à un autre âge, doit conserver à l’esprit cette pensée de Pascal, si simple et si exigeante, à laquelle Zola attachait tant de prix : « Il ne faut pas dormir ».

Zola n’a pas cessé de veiller. Il l’a fait au risque de choir de ce sommet de la République des lettres qu’il avait atteint, par un labeur quotidien, s’arrachant de la misère où l’avait plongé la mort précoce de son père. Or, non seulement Zola n’a pas quitté ce sommet prestigieux, mais son geste courageux, l’a fait entrer là où sont rassemblés les femmes et les hommes auxquels la Patrie, auxquels la République, auxquels la France doit tant – le Panthéon.

Lors de l’enterrement de Zola, le 5 octobre 1902, le seul Académicien qui ait rejoint les rangs dreyfusards, Anatole France, prononça une oraison funèbre restée dans les mémoires. «Zola, dit-il, n’avait pas seulement révélé une erreur judiciaire, il avait dénoncé la conjuration de toutes les forces de violence et d’oppression unies pour tuer en France la justice sociale, l’idée républicains et la pensée libre. Sa parole courageuse avait réveillé la France. Les conséquences de son acte sont incalculables. Elles se déroulent aujourd’hui avec une force et une majesté puissantes. Elles ont déterminé un mouvement d’équité sociale qui ne s’arrêtera pas. Il en sort un nouvel ordre de choses fondé sur une justice meilleure et sur une connaissance plus profonde des droits de tous. Zola a bien mérité de la Patrie en ne désespérant pas de la Justice en France. »

Et Anatole France de conclure, chacun s’en souvient : «Zola fut un moment de la conscience humaine ».

Ce moment de la conscience humaine, il revient à chaque républicain de s’en montrer digne.
Lionel JOSPIN
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