Centenaire de l’affaire Dreyfus – Allocution de Catherine Trautmann

Allocution de Mme Catherine TRAUTMANN, Ministre de la culture et de la communication, Porte-parole du Gouvernement
(Bibliothèque nationale, 11 janvier 1998)

Monsieur le Ministre,

Monsieur le grand Rabbin,

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

Nous sommes ici ce soir, autour de descendants des familles d’Alfred Dreyfus et d’Emile Zola que je voudrais saluer tout spécialement, pour célébrer le centenaire de « J’Accuse » qu’Anatole France, dans une fulgurance qui ne fut pas seulement d’ordre stylistique, put définir comme « un moment de la conscience humaine ».

La lumière de cette phrase, à elle seule, rend possible ce que l’on sait d’ordinaire voué à l’échec : elle abolit le temps. Un siècle s’est écoulé – et quel siècle, irradié par le désastre de la grande guerre, par la folie qui fit advenir l’innommable, le mal absolu, mais marqué aussi, paradoxe nécessaire à l’accomplissement de la vie, par le progrès scientifique, social et technique. Et cependant ce n’est pas un épisode, si fort fût-il, du passé que nous célébrons en ces jours d’anniversaire, mais bien ce qui a été, est et restera un événement majeur.

Lorsque paraît « J’Accuse » au matin du 13 janvier 1898, occupant – fait exceptionnel alors – toute la « une » de l’Aurore, lorsqu’enfle la rumeur dans les rues de Paris, pour tout aussitôt susciter un nouvel affrontement, l’évidence s’impose, explose : il y a là, couchée sur le papier, contenue dans l’encre des mots qui ne pâliront pas, une force qui suspend tout. Le geste de l’écrivain – qui n’a pas choisi le livre pour crier, mais un journal, c’est-à-dire un organe de diffusion immédiate et populaire, un affichage en quelque sorte – ce geste-là fait bloc, arrête net un processus, proclame un commencement.

Il fait bloc dans son écriture, dont le souffle n’étourdit pas mais bien au contraire soulève, révèle, désigne. Comme il fait bloc dans son engagement.

L’engagement d’un homme au nom d’un homme que ce message ne peut atteindre, à l’autre bout du monde, dans l’atroce désolation de l’île du Diable où Alfred Dreyfus a été transféré le 13 avril 1895.

L’engagement, aussi, d’un intellectuel. Et l’on a pu dire, à juste titre que « J’Accuse » marque l’émergence du pouvoir intellectuel, du troisième pouvoir, à l’époque, entre le gouvernement et l’armée.

Charles Péguy écrira : « C’était de la belle prophétie, puisque la prophétie humaine ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s’il était déjà un présent ».

Or le présent, c’est nécessairement la prise de responsabilité immédiate, celle qui ne s’en remet pas aux conditionnels d’une construction mentale, mais qui s’impose, fait obligation.

En remettant en cause l’équilibre institutionnel tel qu’il s’est bâti sur le mensonge et la production de faux pour, en fait, en fonder un nouveau, Emile Zola a pris ses responsabilités, à la mesure du risque et de ses conséquences. Et c’est bien là que se noue la question essentielle, à chaque instant présente : je veux parler du fondement de la question démocratique.

Que fait Emile Zola ? A un moment donné, dans un contexte qui mine et ruine le pays, entretient et voit grandir les germes du pire, de la haine qui fait recette à la devanture de mille et une publications, de l’antisémitisme à la fois professé et rampant, à ce moment qui a vu, le 11 janvier, l’acquittement d’Esterhazy, l’écrivain, qui a déjà publié plusieurs articles dans Le Figaro, qui a donné sa notoriété à la cause soutenue par la famille, par la poignée des amis de Dreyfus, par le sénateur Scheurer-Kestner, par les écrits de Bernard Lazare, l’écrivain décide de surgir dans l’arène. Il déplace tout.

Et c’est alors dans toute la force du verbe, qu’apparaît l’individu dans son énoncé le plus simple, le plus court : celui du « je ».

Zola a fait le choix d’écrire à la première personne. Son « J’Accuse » récuse. Clemenceau, dans une géniale intuition journalistique et politique, va hisser ce « je » en caractères monumentaux au sommet de l’article. Mais plus qu’un titre, c’est un manifeste. Tout, dès lors, se déplace ; en effet, la situation est transposée. Le champ immense qui va du particulier à l’universel s’ouvre sous la plume d’Emile Zola.

Je voudrais insister sur ce point. Parce qu’il est remarquable de pouvoir situer l’avènement de ce « je », aujourd’hui si courant dans la pratique éditoriale et dans le débat, alors même que nous vivons au quotidien, l’émergence de la société d’information et de communication.

C’est bien en ce jour de janvier 1898, dans un journal encore jeune, tiré, fait exceptionnel, à plus de 300.000 exemplaires – ce qui d’ailleurs fut un exploit matériel – que l’on perçoit l’implication de l’individu avec une telle force. Et c’est à l’issue du procès intenté à Zola, comme le souligne Alain Pagès dans son dernier livre, que sera créée une ligue pour la défense des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Cet engagement direct d’Emile Zola est à lire aussi par rapport à l’homme des marges qu’est Alfred Dreyfus.

Il est celui qui vient d’un faisceau de différences : celle de sa religion, celle de ses origines. Il est celui qui parle l’allemand. Il s’est placé sur le terrain du service du pays, son adhésion aux valeurs de la nation est sans faille, son engagement est, si l’on peut dire, d’une pièce.

Mais le contexte historique, au sens aussi de la position de l’individu dans la société, prend là toute son ampleur : l’homme de droiture qu’est Alfred Dreyfus, dont la lecture des Carnets est, au vrai sens du terme, une leçon, cet homme bafoué a dû subir aussi l’autre souffrance de devoir se trouver constamment en retrait par rapport à sa propre situation, à son propre cas. Comment pourrait-il plaider en son nom ? Où trouver cette entrée dans le mur de haine qui s’est refermé sur lui ?

En frappant au cœur même du débat qui entoure l’Affaire Dreyfus, en le fracturant et en le précipitant dans le même acte, Emile Zola ouvre une perspective immense. C’est à l’Etat, par l’exercice de la justice fondée sur des principes de morale et d’éthique, qu’il revient d’être le protecteur de la liberté de l’individu et de ses droits, dont celui de critique.

Ce droit dont use Zola sous la forme la plus directe, puisqu’il s’agit de la prise à témoin de l’opinion publique, nous renvoie à cette autre nécessité, éminemment politique. Pour garantir la liberté de l’autre, celui qui incarne l’Etat doit disposer également de la liberté de jugement et de pouvoir.

Nous nous trouvons bien, à un moment de notre histoire qui fut terrible pour un homme, terrible pour notre pays, dans cet instant du premier pas d’une prise de conscience qui n’aboutira vraiment qu’après la seconde guerre mondiale. Et ce moment est tout entier porté par la force des mots dans un acte profondément politique, puisque la politique, c’est aussi la parole qui, certes, explique, mais qui lie, engage, exerce sa vigilance, se doit de désamorcer la violence des passions au bénéfice de la tolérance, du respect, de l’exercice du droit.

« Quant aux gens que j’accuse, écrivait Zola, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine… ».

Alfred Dreyfus non plus n’eut pas de haine et ne se départit jamais de sa rigueur, lui pour qui la présomption d’innocence n’avait pourtant à aucun instant existé, au profit de la hideuse présomption de culpabilité portée à un degré tel qu’elle conduisit à l’invention de preuves, à l’empoisonnement des esprits. Cela aussi, qui est inscrit dans notre histoire, qui s’est reproduit, doit rester vivant dans nos mémoires, doit féconder notre réflexion et nos actes.

Cent ans après « J’Accuse », mais aussi quatre cents ans après l’Edit de Nantes, cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, cinquante ans après la déclaration universelle rédigée et portée par René Cassin, c’est toute l’année 1998 qui se place sous le signe des droits de l’homme, de la liberté et de la dignité.

Nous voyons bien qu’au-delà des commémorations, cette année doit être celle du ressourcement de notre conscience citoyenne.
Catherine TRAUTMANN
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