Centenaire de l’affaire Dreyfus – Allocution de Alain Richard

Allocution de M. Alain RICHARD, Ministre de la Défense (Ecole militaire, 2 février 1998)

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Messieurs les officiers généraux,

Messieurs les officiers,

Mesdames et Messieurs,

« Plus cette affaire est finie, plus il est évident qu’elle ne finira jamais ». Cette formule de Charles Péguy est révélatrice de l’intensité des passions que souleva l’affaire Dreyfus. C’est aux fondements même des rapports entre la République, les Français et l’Armée qu’elle nous renvoie sans cesse. Cent ans après, c’est avec sérénité désormais que nous portons le regard et la réflexion sur cette page de notre histoire nationale. C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à ce que le ministère de la défense s’associe à la commémoration du centenaire du « J’Accuse », d’Emile Zola, en rendant un hommage à Alfred Dreyfus, ici même, à l’Ecole militaire.

Se souvenir de ces événements, pour réfléchir au chemin parcouru, c’est s’interroger sur la place de l’institution militaire dans une démocratie, alors balbutiante, aujourd’hui consacrée. C’est aussi envisager les chemins par lesquels les principes de liberté ont rejoint les valeurs de la communauté militaire, pour la mettre en harmonie avec la nation qu’elle protège sans affaiblir son engagement.

Les autorités de la France des années 1894-1899 ont consenti à une injustice particulièrement marquante, puis l’ont remise en question ; l’année 1898 engagée par l’article d’Emile Zola, « J’Accuse », fut l’année du tournant, de l’interrogation collective.

Quand nous évoquons cette année et les actes qui la marquèrent, nous savons que plusieurs des pouvoirs constitués de l’époque s’étaient fourvoyés. Le Gouvernement, l’institution militaire, le Parlement, l’autorité judiciaire, à des titres divers, ont pris part à la stigmatisation du Capitaine Dreyfus, convaincu d’espionnage après une enquête faussée. Chacune de ces institutions s’était montrée perméable à deux dérives qui pesaient lourdement sur la société de l’époque : d’une part la révérence passive pour l’autorité en place, d’autre part, l’antisémitisme.

La communauté intellectuelle de ces mêmes années n’offrait pas un antidote efficient à ces pesanteurs régressives : seules quelques personnalités affrontaient l’esprit de conformité et interrogeaient la conscience nationale sur l’effet destructeur d’une iniquité au cœur de l’Etat. C’est ce qui fait précisément la valeur éclatante de la lettre « J’Accuse », par laquelle Emile Zola, rassemblant tous les éléments de contestation de la vérité alors officielle, prenait le risque du désaveu et du rejet hors de la communauté en demandant au Chef de l’Etat et à la justice de faire la lumière. C’est un lent et douloureux accouchement qui, à partir des scrupules et de l’engagement de quelques uns, amena l’ensemble des autorités concernées à établir et à assumer la vérité. Ce travail s’est mené dans le commandement de l’armée, il dut être accompli aussi dans les autorités publiques.

Je veux insister sur l’exigence intellectuelle que nous devons tous avoir de ne pas tomber d’un stéréotype dans un autre, et de ne pas conserver de l’armée de cette charnière du siècle précédent, une vision sans nuance.

La recherche, la défense de la vérité, et le long combat qui menèrent finalement à la réhabilitation, furent aussi l’œuvre de militaires et, en grande partie d’abord, le fait du colonel Picquart. Il restera à jamais le symbole de ces hommes qui n’hésitent pas, dans la recherche de la justice, avec la vision clairvoyante de l’intérêt du service, à encourir le courroux et les vexations des institutions qu’ils souhaitent servir. Si la figure du colonel Picquart ressort, il n’est pas non plus isolé. C’est aussi, rappelons-le, sous l’égide de l’armée qu’une commission officielle fut mise en place le 5 mai 1904. Formée de quatre généraux dont le directeur de l’école supérieure de guerre, cette commission démontra l’innocence de Dreyfus. La justice finit par triompher.

Le dénouement de « l’affaire » sera marqué par l’obtention du grade de chef d’escadron et la remise de la Légion d’honneur, ici même, à Alfred Dreyfus qui, à travers les épreuves, n’avait jamais perdu son attachement profond pour l’armée. La justice une fois faite, il retrouvait sa place dans un corps qu’il estimait être toujours le sien.

« L’affaire », et alors même que son issue était encore incertaine, fut aussi l’occasion pour l’armée de préciser et de rappeler, par la voix de ses plus hautes autorités, son respect des principes d’égalité et de laïcité qui étaient, alors comme aujourd’hui, ceux de la République ; mais le mérite était plus grand à l’époque. « L’affaire » aura donc aussi, paradoxalement, contribué à rapprocher puis à partir de là , à sceller définitivement la place de l’armée dans la République. Elle aura contribué à définir des liens entre l’armée et la nation qui sont restés constants à travers les vicissitudes de notre siècle.

Si je peux, aujourd’hui, accomplir ici, cet acte symbolique et tourné vers l’avenir que constitue le dévoilement d’une plaque en l’hommage d’Alfred Dreyfus, c’est que bien des étapes importantes ont été franchies.

A la fin du XIXè siècle, la Nation était travaillée par des clivages philosophiques et politiques qui étaient ceux d’une République qui n’était pas alors acceptée par tous, qui était encore fragile et qui avait tendance à se déchirer. Ces clivages se sont retrouvés dans une armée meurtrie par son passé récent et par un débat partisan, le boulangisme, qui avait traversé le corps des officiers. L’unité nationale était encore ébranlée et la Nation n’était pas encore réconciliée autour d’une vision partagée de son avenir.

Les décennies qui ont suivi ont représenté un progrès décisif pour la place de l’armée dans une nation démocratique. La Grande Guerre sera le ciment de l’union profonde entre les citoyens levés en masse pour défendre leur pays et l’armée professionnelle.

La place de Clemenceau dans l’affaire Dreyfus offre un fil conducteur de cette construction d’un lien sûr et stable entre l’armée et la République. En 1906, il accède à la direction du Gouvernement, et il œuvre à la consolidation de nos forces en prévoyant le conflit proche, en confiant le Ministère de la Guerre au Général Picquart. En 1917, il revient au pouvoir pour mener la bataille décisive en persuadant la nation de jeter toutes ses forces dans ce conflit où se jouent notre indépendance et la prééminence des démocraties en Europe. L’importance qu’atteindront dans les années 20 le souvenir des combats menés en commun, la place alors conquise par le monde combattant dans notre société, tout cela montre qu’en une trentaine d’années où l’influence de Clemenceau revient en point d’orgue, l’armée et la République ont trouvé leurs relations sereines.

La France d’aujourd’hui a choisi, dans un contexte international bouleversé, le rôle et la place qu’elle veut et peut occuper dans le monde : nous cherchons à porter toujours plus fort son message et à préserver son identité, alors même que la culture et l’économie ne connaissent plus de frontières.

Mais dans ces mutations difficiles, la société française doit demeurer profondément en accord avec ses valeurs communes et les principes fondamentaux du régime démocratique qu’elle s’est donné depuis un siècle.

Les armées traversent aujourd’hui une mutation profonde, à l’image de celle que connaît l’ensemble de la société. Si elles s’interrogent parfois sur la transformation qu’elles vivent et sur son aboutissement, elles connaissent aussi leur force puisée à leur enracinement dans le pays.

Elles savent la confiance que nos concitoyens leur portent, à cause de leur courage, de leur solidité morale, de leur capacité constante à répondre aux épreuves que la volonté politique du pays peut leur imposer.

Symbole, premier et ultime à la fois, de la cohésion nationale, à travers la défense du pays, l’armée a toute sa place dans l’action pour préserver les valeurs de la République tout en s’adaptant à l’évolution du monde comme de la société. La professionnalisation de l’armée, loin d’aboutir à la séparation des mondes civil et militaire, doit accompagner et illustrer cette évolution. Nous devons à la fois faire vivre chez nos concitoyens, et en particulier dans la jeunesse, l’esprit de défense et favoriser une armée ouverte au monde qui l’entoure, affirmant avec enthousiasme sa place active dans le pays et dans la société, parfaite illustration des valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité qui forment la devise de la République.

Sachant que toute commémoration, organisée dans les institutions, porte un message et une ouverture d’avenir devant le temps présent, je suis heureux que ce centenaire nous ait donné l’occasion d’évoquer ici même, à la veille d’un autre siècle et dans une Ecole, lieu de réflexion, de formation et de préparation du futur, ces principes qui donnent du sens aux évolutions que nous voulons conduire ensemble.

La plaque que je vais, au nom du gouvernement, dévoiler dans quelques instants prendra bientôt sa place définitive dans le renouveau architectural de cette cour Desjardins qui vit, parmi d’autres événements marquants, la réhabilitation d’Alfred Dreyfus. Elle est tout à la fois un hommage au combat pour la vérité et le témoignage d’une nation unie autour de ses valeurs fondamentales.
Alain RICHARD
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