Zola et l’affaire Dreyfus

L’attitude du vice-président du Sénat l’a impressionné. Il le lui dit, dans une lettre, le 20 novembre : « Vous ne sauriez croire combien votre admirable attitude, si calme, au milieu des menaces et des plus basses injures, m’emplit d’admiration. Il n’est pas de plus beau rôle que le vôtre, quoi qu’il ar­rive, et je vous l’envie. Je ne sais pas ce que je ferai, mais jamais drame humain ne m’a empli d’émotion plus poignante. » Le directeur du Figaro, Fernand de Rodays, qu’il connaît depuis longtemps, lui promet son appui, le 21 novembre. Alors, il saute le pas, le 24 novembre, en expliquant ainsi son geste dans une lettre à Alexandrine : « Tu ne sais pas ce que j’ai fait ? un article, écrit en coup de foudre, sur Scheurer-Kestner et l’affaire Dreyfus. J’étais hanté, je n’en dormais plus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour les conséquences, je suis assez fort, je brave tout… ». L’article paraît, le lendemain, dans Le Fi­garo, sous le titre « M. Scheurer-Kestner » : c’est une défense de l’action menée par le vice-président du Sénat. Ce jour-là, le romancier choisit clairement son camp, aux côtés du petit groupe qui mène le combat depuis l’été.

La suite constituera un développement de cette décision initiale. La campagne commencée dans Le Figaro, aboutira à deux autres articles, publiés le 1er et le 5 décembre (« Le Syndicat », « Procès-verbal »). Zola y expose progressivement l’histoire de l’Affaire, s’efforce de cerner ses circons­tances, de décrire sa nature idéologique et politique. Mais la direction du Figaro, qui doit subir les réactions hostiles de son public, s’effraie de tant d’audace, et rompt avec le ro­mancier. Ce dernier se tourne alors vers son éditeur, Eugène Fasquelle, et publie avec lui deux brochures de tonalité plus lyrique – la Lettre à la jeunesse, le 14 décembre, et la Lettre à la France, le 7 janvier 1898 – qui s’évadent des cir­constances immédiates pour lancer un appel à l’opinion. Enfin, J’accuse, qui paraît dans L’Aurore de Vaughan et de Clemen­ceau, le jeudi 13 janvier 1898, retrouve la vigueur des pre­miers articles, en combinant la précision historique des ana­lyses du Figaro et l’appel véhément des brochures.

Dans quelles circonstances cette pu­blication s’est-elle faite ? Le 10 janvier, a commencé le procès d’Esterhazy au Cherche-Midi. Dans le camp dreyfusard, beaucoup attendent des débats en cours la possibilité d’un retournement de situation. Mais le huis-clos a été prononcé au bout de quelques heures, et, le 11 janvier, le Conseil de guerre vote l’acquittement d’Esterhazy à l’unanimité. A l’espoir succèdent l’abattement, la consternation. Tous les efforts menés jusque là paraissent avoir échoué… Et c’est alors, qu’à la surprise générale, le coup d’éclat tant espéré vient du numéro de L’Aurore qui relance, en quelques heures, la dynamique de l’Affaire. Les événements se précipitent ensuite à toute vitesse. A la Chambre, Albert de Mun interpelle le gouvernement et lui demande de réagir. Le lendemain, le 14 janvier, surgit la fameuse « protestation » des « intellectuels », demandant la révi­sion du procès. Et le 18 janvier, Billot, le ministre de la guerre, dépose une plainte en diffamation contre Zola et L’Aurore. Le processus qui conduira au procès de février 1898 est engagé. Cette fois, l’Affaire ne peut plus être enterrée.

Que contient l’article de Zola ? Le texte est long : il remplit, disposé sur six colonnes, toute la première page de L’Aurore, et une partie de la deuxième ; imprimé en brochure, il occupe seize pages. Depuis le début de la campagne dreyfu­sarde, c’est le récit le plus complet qui ait été fait, dans un quotidien, sur l’Affaire. Ce qui n’était, jusque là, connu que par fragments, apparaît dans sa totalité : le lecteur peut disposer d’une présentation globale des événements, et surtout de leur enchaînement. Zola prend les faits les uns après les autres, établit entre eux des relations logiques. Il fait un exposé de l’affaire Dreyfus, puis passe à l’affaire Esterhazy. Tous les acteurs sont désignés, mis en scène — à l’exception de Henry, toutefois, dont le rôle n’apparaissait pas claire­ment à l’époque. Zola explique comment l’erreur judiciaire est née, de quelle façon la condamnation a été prononcée, dans quel engrenage Dreyfus s’est trouvé pris. Il évoque le milieu fermé de l’Etat-Major, qu’il appelle l' »arche sainte ». Il dénonce enfin les coupables collectifs, dans une longue énumé­ration finale qui les nomme les uns après les autres. Bien sûr, en dehors de la logique qui soutient cette démonstration littéraire, Zola ne dispose d’aucune preuve véritable. Ce qu’il écrit tombe sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la liberté de la presse de juillet 1881. La fin de l’article avoue, d’ailleurs, le but recherché : provoquer un nouveau procès, reprendre le procès subi par Dreyfus en décembre 1894 – mais cette fois devant une justice civile, loin des huis-clos des tribunaux militaires.

Tous les témoignages insistent sur la rapidité avec laquelle le texte aurait été composé : deux journées, aux­quelles s’ajoutent une ou deux nuits… Quand on observe de près la chronologie, on constate que Zola – prévoyant l’acquittement d’Esterhazy – a pu écrire son article au cours de la journée du 10 janvier et de celle du 11, et terminer son travail dans la matinée du 12. Ces quarante-huit heures ont été suffisantes pour la rédaction matérielle du texte. Mais tout ne s’est pas joué au cours de cette courte période. La correspondance de l’écrivain montre que le projet est en pré­paration au moins depuis le 4 janvier. Zola pensait, depuis l’achèvement de la Lettre à la France, à un nouvel article, qui tracerait un historique de l’ensemble de l’Affaire. Il en avait rédigé une première ébauche. Eugène Fasquelle, son édi­teur, était au courant, car il devait donner le texte en bro­chure, comme il l’avait fait pour les deux Lettres précé­dentes. Puis a surgi la possibilité d’une publication dans L’Aurore. Alors J’accuse est né, véritablement – avec ce titre qui deviendra si célèbre, trouvé au dernier moment par Clemen­ceau : le texte a bien  été composé dans la hâte, porté par l’actualité que fournissait l’achèvement du procès Esterhazy, mais il s’est appuyé sur un travail d’écriture réalisé anté­rieurement. Le contenu comme la forme du pamphlet proviennent de la seule décision de Zola. Bien que la responsabilité juri­dique de L’Aurore ait été engagée dans l’opération, Clemenceau et Vaughan ont apparemment accepté de se lancer dans la bataille sans savoir ce qu’ils allaient réellement publier. Ni Mathieu Dreyfus, ni Scheurer-Kestner (qui aura du mal à com­prendre le geste de Zola), n’ont été mis au courant.

L’intervention de Zola dans l’affaire Dreyfus ne s’arrête pas, bien sûr, avec J’accuse. D’autres articles importants suivront jusqu’à la fin de l’année 1900, au gré des différents rebondissements qui vont se succéder. L’ensemble de ces textes compose le volume de La Vérité en marche, publié en février 1901, dont la lecture est essentielle si l’on veut saisir dans le détail l’action de Zola tout au long de cette période… Il n’est pas possible d’examiner pas ici tous les épisodes en­traînés par J’accuse — ni le long procès du mois de février, ni l’exil du romancier en Angleterre, qui dura onze mois, de juillet 1898 à juin 1899. Insistons seulement sur les raisons qui expliquent le coup d’éclat du 13 janvier 1898.

Quand il imagine Dreyfus emprisonné, en 1897, Zola peut songer à la répression idéologique exercée par la justice ré­publicaine contre la littérature naturaliste. Il peut se rap­peler les menaces qui ont plané sur L’Assommoir, en 1877 ; il peut évoquer le cas de Louis Desprez, condamné pour Autour d’un clocher, en 1884 (et qui mourra à sa sortie de prison), ou celui de Lucien Descaves, inculpé pour Sous-Offs, en 1889 ; il peut penser à la censure qui a interdit, en octobre 1885, les représentations de Germinal (la pièce de théâtre adaptée du roman). Tous ses souvenirs composent la matière d’une expé­rience riche. A cela s’ajoute le regard critique qu’il porte sur la presse de son époque et sur ses excès. Plus clairvoyant que la plupart de ses contemporains, il mesure pleinement les dangers liés au développement de l’antisémitisme, à travers des organes tels que La Libre Parole de Drumont. Déjà, en mai 1896, il a dénoncé la prolifération des haines antisémites dans un article publié par Le Figaro et intitulé « Pour les juifs ». Il a repris le même discours dans son roman Paris, puis dans les articles de sa campagne du mois de novembre 1897. Il sait qu’en ce domaine il y a urgence…

Mais, dans le choix de janvier 1898, se trouve autre chose qu’une série de souvenirs ou le sentiment d’une nécessité impérieuse. « Il n’est pas de plus beau rôle que le vôtre, quoi qu’il arrive, et je vous l’envie« , écrivait Zola à Scheurer-Kestner en novembre 1897… La phrase est essentielle. Quand il se lance dans l’Affaire, Zola a longuement envisagé quelle devait être la signification de son action – quel rôle il pou­vait jouer. Il a réfléchi à ses combats passés. A ceux du journaliste et du critique, d’abord, menés entre 1867 et 1880 : quand, dans ses causeries polémiques données à La Tribune ou au Rappel, dans ses chroniques parlementaires de La Cloche ou ses feuilletons littéraires du Bien Public, du Voltaire et du Figaro, il commentait la chute du Second Empire, décrivait la naissance de la République, analysait les relations complexes entre le monde artistique et le monde politique. Il a médité aussi sur les batailles conduites comme chef d’école, entre 1877 et 1885, alors qu’il avait la respon­sabilité du mouvement naturaliste, accueillant les jeunes romanciers qui venaient à lui, les guidant, les conseillant. Et il songe, bien sûr, à son action récente à la tête de la Société des Gens de Lettres, à ses efforts pour faire accorder un statut social à l’écrivain… En janvier 1898, il a tout d’un coup le sentiment que ses luttes antérieures éclairent son action présente. Les différents rôles qu’il a tenus suc­cessivement – celui du critique, celui du chef d’école et celui du porte-parole des lettres – se superposent soudaine­ment pour produire un geste encore neuf : celui de l’engagement intellectuel.

Ainsi l’intervention de Zola dans l’Affaire n’est pas, comme on l’a dit quelquefois, la réaction d’un homme naïf, manipulé par de plus habiles que lui et se mêlant de problèmes auxquels il n’entendait rien ; ce n’est pas non plus le calcul d’un romancier en bout de course, en quête d’un peu de publi­cité. Il suffit d’examiner l’enchaînement des événements et de lire la correspondance de l’écrivain pour voir que cet engage­ment est né de l’expérience accumulée au cours des années et qu’il s’est construit progressivement. Le coup d’audace de J’accuse a consisté, pour Zola, à s’adresser publiquement au président de la République, en demandant un procès en cour d’assises, au nom de la vérité et de la justice : il exprimait l’héroïsme tout simple d’un homme de lettres, offrant au monde le « cri » de sa conscience.