Cabanel (Alexandre) 1823 – 1889

Depuis que Napoléon III lui a acheté Nymphe enlevée par un faune et la Naissance de Vénus, au Salon de 1863, Cabanel est un peintre officiel : nommé membre de l’Institut et professeur de l’école des Beaux-Arts la même année, il accumule prix et médailles. Elève de Picot, il incarne le triomphe de l’académisme. Lorsqu’apparaît pour la première fois le nom de Cabanel, dans L’Evénement du 30 avril 1866, le ton est donné, Cabanel, membre éminent du jury qui a refusé l’Olympia de Manet, sera la tête de turc. Zola affirme d’emblée ses amours et ses haines et dévoile les dessous du Salon :

J’affirme carrément que le jury qui a fonctionné cette année a jugé d’après un parti pris. Tout un côté de l’art français, à notre époque, nous a été volontairement voilé. J’ai nommé MM. Manet et Brigot, car ceux-là sont déjà connus ; je pourrais en citer vingt autres appartenant au même mouvement artistique. C’est dire que le jury n’a pas voulu des toiles fortes et vivantes, des études faites en pleine vie et en pleine réalité.
Je sais bien que les rieurs ne vont pas être de mon côté. On aime beaucoup à rire en France, et je vous jure que je vais rire encore plus fort que les autres. Rira bien qui rira le dernier.

Eh oui ! je me constitue le défenseur de la réalité. J’avoue tranquillement que je vais admirer M. Manet, je déclare que je fais peu de cas de toute la poudre de riz de M. Cabanel et que je préfère les senteurs âpres et saines de la nature vraie. D’ailleurs, chacun de mes jugements viendra en son temps. Je me contente de constater ici, et personne n’osera me démentir, que le mouvement qu’on a désigné sous le nom de réalisme ne sera pas représenté au Salon.

[…] M. Cabanel. Artiste comblé d’honneurs, employant toutes les forces qui lui restent à porter sa gloire, toujours occupé à ce qu’aucun de ses lauriers ne glisse à terre, n’ayant donc pas le temps d’être méchant. Il a montré, m’assure-t-on, beaucoup de douceur et d’indulgence. On m’a conté que la grande médaille qu’il s’est décernée l’année dernière a failli l’étouffer. Il est encore tout honteux, comme un glouton qui s’est donné publiquement une indigestion.

[…] Si, au moins, M. Manet avait emprunté la houppe à poudre de riz de M. Cabanel et s’il avait un peu fardé les joues et les seins d’Olympia, la jeune fille aurait été présentable.

Mon Salon – 30 avril et 7 mai 1866

En 1867, il y a eu à la fois un Salon et une exposition des Beaux-Arts dans le cadre de l’Exposition Universelle : Cabanel y présentait, entre autres, Nymphe enlevée par un faune, Naissance de Vénus, le Paradis terrestre, Portrait de l’Empereur et Portrait de M. Rouher ; au Salon, il avait deux toiles, Portrait de Mme F et Portrait de M. Delangle, procureur général près la Cour de Cassation. Zola, après sa visite au Champ de Mars, consacre une étude à chacun des « quatre génies de la France » aux quatre « peintres qui ont obtenu les grandes médailles d’honneur », « MM. Meissonier, Cabanel, Gérome et Théodore Rousseau ». « S’il m’arrivait de ne pas être de l’avis du jury, croyez bien que mon cœur en saignerait secrètement » ironise-t-il avant d’assassiner chacun de ces messieurs.

[…] Plus jeune de dix ans que M. Meissonier, M. Cabanel est tout autant que lui médaillé, membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur. Il est en outre un des trois professeurs chargés d’enseigner les secrets de l’art aux jeunes Français qui ont des dispositions.

Ce dernier titre lui assurait une des médailles d’honneur. Le jury, qui obéit toujours à une logique invincible, a voulu prouver, pour rassurer les familles, que M. Cabanel, grand prêtre du sanctuaire de l’École, était un de nos premiers peintres et qu’il se montrait digne de veiller à l’avenir artistique de la France. Admettez un instant que cet artiste n’ait pas eu une médaille d’honneur et imaginez la triste figure qu’il aurait faite devant ses élèves. Étant admis qu’un professeur doit en savoir plus long que tous les autres, le jury a agi très prudemment en consacrant de nouveau le talent de M. Cabanel. À ce point de vue – le point de vue de l’ordre et de la tranquillité de l’École des beaux-arts – tous les honnêtes gens doivent se réjouir de la suprême récompense accordée à un maître.

M. Cabanel a été bercé dans des langes classiques. Élevé à la becquée par le sage M. Picot, grandi dans la grande cage froide de Rome, l’artiste est devenu peu à peu un oiseau rare. De retour à Paris, il s’est aperçu que son plumage trop austère allait effrayer les gens. Le sage M. Picot, pas plus que l’École de Rome, ne sacrifiait à la grâce et le jeune peintre comprit que, pour conquérir le monde, il ne lui fallait plus qu’un sourire.

Il se mit donc à sourire galamment. Il anima le vieux masque classique d’une gaieté tendre et rêveuse. Sa peinture ne fut pas précisément une peinture de boudoir, elle garda je ne sais quel air triste et rechigné, quel aspect froid et morne, qui témoigne de son origine antique ; mais elle eut des coquetteries, des souplesses mièvres qui la mirent à la portée des belles dames et des beaux messieurs.

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Toute la personnalité de M. Cabanel est là. Prenez une Vénus antique, un corps de femme quelconque dessiné d’après les règles sacrées, et, légèrement, avec une houppe, maquillez ce corps de fard et de poudre de riz ; vous aurez l’idéal de M. Cabanel. Cet heureux artiste a résolu le difficile problème de rester sérieux et de plaire. Aux gens graves, il dit :  » Je suis élève du sage M. Picot, j’ai pâli sur les œuvres des maîtres, à Rome ; voyez mon dessin, il est sobre et correct.  » Aux gens d’esprit léger il dit :  » Je sais sourire, je ne suis pas raide et guindé comme mes anciens collègues de Rome ; j’ai la grâce et la volupté, les couleurs tendres et les lignes harmonieuses. « 

Dès lors, la foule est conquise. Les femmes se pâment et les hommes gardent une attitude respectueuse. Voyez au Champ-de-Mars la Naissance de Vénus*. La déesse, noyée dans un fleuve de lait, a l’air d’une délicieuse lorette, non pas en chair et en os, – cela serait indécent, – mais en une sorte de pâte d’amande blanche et rose.

Il y a des gens qui trouvent cette adorable poupée bien dessinée, bien modelée, et qui la déclarent fille plus ou moins bâtarde de la Vénus de Milo : voilà le jugement des personnes graves. Il y a des gens qui s’émerveillent sur le sourire de la poupée, sur ses membres délicats, sur son attitude voluptueuse : voilà le jugement des personnes légères. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des tableaux du monde.

Seulement, M. Cabanel n’est pas toujours aussi habile. Il a eu grand tort, selon moi, d’exposer son Paradis perdu, cette grande toile qui peut lui nuire dans l’amitié de ses admirateurs.

L’Ève est assez coquettement renversée, et elle appartient bien à la famille des femmes en pâte d’amande dont le peintre a la spécialité.

Mais, Seigneur ! que vient faire là ce père éternel en manteau violet, et que fait ce Satan ridicule qui disparaît dans une touffe de chardons ? Jamais le Diable n’a eu cette tête de bois, ces yeux en émail ; jamais il n’est rentré dans sa boîte d’un air plus niais et plus vainqueur.

M. Cabanel a peint Satan avec toute la grâce qui lui est propre. Ce tableau est heureusement une commande du roi de Bavière qui en délivrera la France en l’emportant dans ses États. J’avais une crainte horrible : c’était de rencontrer un jour cette toile dans un de nos musées.

Je ne parlerai pas de M. Cabanel comme portraitiste. Il me faudrait lui dire que je trouve ses portraits lourds, communs, sans caractère et sans puissance. D’ailleurs, on peut voir que j’ai évité de parler peinture en parlant de ce peintre, et j’espère qu’on me tiendra compte de ma modération.

Nos peintres au Champ de Mars – 1867

En 1874, Cabanel exposait trois œuvres au Salon : Portrait de Mme la Duchesse de L… et de ses enfants ; Portrait de Mme la Comtesse de W. de L… et Première Extase de Saint Jean-Baptiste, Zola mentionne tout juste, dans les Lettres de Paris, « les portraits élégants de Cabanel » parmi les toiles qui lui semblent être les succès du Salon.

En 1875, il raille la technique du glacis qui donne aux toiles de Cabanel des aspects de miroir puis, dans un article féroce, où il oppose le conservateur Cabanel au moderne Manet, il analyse le succès du peintre :

« enfin, dans le goût classique, les toiles de M. Cabanel et de M. Bouguereau, le triomphe de la propreté en peinture, des tableaux unis comme une glace, dans lesquels les dames peuvent se coiffer. »

Le Salon de 1875, Lettre de Paris

Le genre a envahi la peinture entière. J’ai signalé les tableaux colossaux, mais au fond ce n’est rien autre que le même genre auquel on a simplement donné des dimensions énormes. De même je pourrais prendre les peintres historiques en flagrant délit de concessions, trahissant les principes classiques en vue d’adoucir la sévérité académique et de se concilier les sympathies de la foule. Ce qui en résulte, c’est l’histoire embellie par la fantaisie, quelque chose comme Caton couronné de roses.

Cabanel est le génie de cette école ! Il a reçu toutes les médailles – une deuxième médaille, une première médaille, une médaille d’honneur -, il a reçu l’ordre de la Légion d’honneur, on l’a fait académicien, professeur à l’École des beaux-arts, membre de tous les jurys possibles. C’est un talent officiel, un talent devant lequel s’inclinent tous les honnêtes gens : essayez de mettre en doute le talent de Cabanel : on vous rira au nez et on répondra : « Vous divaguez ! En France, nous avons une Administration chargée de découvrir les hommes de talent, de les récompenser, de leur donner de l’avancement. Cabanel reçoit depuis vingt ans plus de récompenses et d’avancement que personne d’autre. C’est donc qu’il est le génie incarné. L’Administration ne saurait se tromper. » Que répondre à cela ? Le public, à qui on souffle ses engouements, est innocent. La principale malice de Cabanel, c’est d’avoir rénové le style académique. À la vieille poupée classique, édentée et chauve, il a fait cadeau de cheveux postiches et de fausses dents. La mégère s’est métamorphosée en une femme séduisante, pommadée et parfumée, la bouche en cœur et les boucles blondes. Le peintre a même poussé un peu loin le rajeunissement. Les corps féminins sur ses toiles sont devenus de crème. Pour comble d’audace, il s’est risqué à introduire des tons et des coups de pinceau personnels. Tout est fait de propos délibéré, de sorte que cela paraît de l’originalité, mais Cabanel ne dépasse jamais les bornes. C’est un génie classique qui se permet une pincée de poudre de riz, quelque chose comme Vénus dans le peignoir d’une courtisane. Le succès a été énorme. Tout le monde est tombé en extase. Voilà un maître selon le goût des honnêtes gens qui se prétendent artistes. Vous exigez l’éclat de la couleur ? Cabanel vous le donne. Vous désirez un dessin suave et animé ? Cabanel en a fini avec les lignes sévères de la tradition. En un mot, si vous demandez de l’originalité, Cabanel est votre homme, cet heureux mortel a de tout en modération, et il sait être original avec discrétion. Il ne fait pas partie de ces forcenés qui dépassent la mesure. Il reste toujours convenable, il est toujours classique malgré tout, incapable de scandaliser son public en s’écartant trop violemment de l’idéal conventionnel. Dans une des toiles qu’il expose cette année, l’artiste se confesse tout entier. Cela s’appelle Thamar.

Fichier:Alexandre Cabanel - Thamar, Musée d'Orsay.jpg

Thamar, insultée par Amnon, pleure sur les genoux de son frère Absalon. Le tableau représente une femme demi-nue. Elle sanglote, la tête cachée dans les genoux d’un homme lui aussi demi-nu. Cabanel a voulu briller par la perfection du métier et éclipser Delacroix. Il a peint une chambre d’une rare splendeur orientale, avec des tentures, des joyaux, des effets de lumière. Pour plus de relief, il a placé dans le fond une négresse. Et tous ces efforts n’aboutissent à rien : le tableau demeure prétentieux et sans caractère. Il ne frappe même pas les yeux. L’estampille grise du gouvernement est posée sur toutes les figures et les décolore. C’est une composition sans défaut et sans mérite, la médiocrité la plus meurtrière parle à travers elle, c’est un art composé de toutes les vieilles formules, renouvelées par la main adroite d’un apprenti ouvrier.

Une Exposition de tableaux à Paris, Lettres de Paris, juin 1875

 

Au Salon de 1876, Zola s’en prend encore une fois à la banalité académiste et à la déplorable influence de Cabanel sur les jeunes peintres :

M. Cabanel […] expose, outre un portrait, un tableau intitulé La Sulamite, qui rentre dans son genre habituel de peinture lavée et distinguée.

Je commencerai par donner libre cours à mon ressentiment contre Cabanel, le maître de l’Académie des beaux-arts, qui a une influence si néfaste sur nos jeunes peintres. Il a fait La Sulamite.

The Sulamite par Alexandre Cabanel sur artnet

Vous comprenez, il a représenté l’épouse du Cantique des cantiques et pour que personne ne s’y trompe il a cité dans le catalogue son appel :  » J’entends la voix de mon bien-aimé ! Le voici qui vient bondissant sur les montagnes, franchissant les collines. Le voici qui se tient derrière notre mur, et qui me dit : Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, et venez ! «  Et qu’est-ce ? Cabanel n’a rien tiré de ces paroles enflammées qu’une dame de cire semblable à celles qui pivotent dans la vitrine des perruquiers, une dame fort bien coiffée, aux longs cils soyeux, à la peau rose tirant sur le jaune et comme boucanée. Et pour montrer qu’elle écoute la voix du bien aimé, il l’a contrainte à lever un peu la tête et à arrondir les yeux comme une poule aux écoutes : une main est levée, l’autre portée au sein. Je ne peux malheureusement pas rendre justice à l’aspect élégant de cette dame – une sultane de harem typique – ni faire sentir tout le parfum de poncif et de bêtise bourgeoise exhalé par ce tableau. Oui, voilà tout ce que Cabanel a inventé pour dépeindre cette créature de feu, cette Israélite qui languit d’impatience en attendant l’époux. Il a fait une odalisque d’un sou, une figure qui mériterait de personnifier l’Asie en turban entre les symboles des cinq parties du monde. Jamais encore l’Académie n’a donné de preuve plus décisive de la banalité foncière de ses aperçus artistiques.

Lettres de Paris – mai et juin 18876

En 1878, L’exposition universelle, qui donne lieu à une rétrospective des œuvres, permet de dénoncer, une fois de plus la « médiocrité académique de Cabanel »

Il faut voir au Champ-de-Mars les tableaux de Cabanel et de Gérome, et si on se rappelle que ces deux peintres ont pris le pas sur Courbet toute sa vie, on ne pourra se défendre d’un sentiment de tristesse. On a beau réfléchir que la vogue excessive de la médiocrité n’a qu’un temps, que tôt ou tard la vérité triomphe, que l’avenir se chargera d’assigner à chacun la place qui lui revient, l’artiste au génie créateur en haut, et les pédants affairés et astucieux tout en bas ; n’importe, la partialité aveugle de la foule fait mal, on se met à douter de la vérité elle-même, devant les stupides engouements populaires dont jouissent des réputations usurpées.

Une revue rétrospective d’ensemble a quelque chose de terrible pour un peintre tel que Cabanel, qui rabâche éternellement le même portrait ou la même scène historique, aux mêmes couleurs ternes, et ne tente jamais rien d’original. Un artiste à l’esprit éveillé regarde à droite et à gauche, renouvelant incessamment son art. Mais le peintre qui possède la recette académique, qui s’imagine détenir à lui seul la formule de la bonne peinture, est condamné forcément à se répéter indéfiniment. Ayant peint un tableau médiocre il en peindra dix, cent. Il ne lui viendra jamais à l’esprit de peindre quelque chose de nouveau. Si donc la vue d’une de ses toiles vous comble d’ennui, quel sera votre accablement à la vue de huit, dix, vingt tableaux ! C’est aussi insupportable qu’une journée de pluie. Ses défenseurs mêmes sont gênés, rassasiés de douceurs. Quand je me représente la grande salle remplie des produits du pinceau de Cabanel, un frisson me court dans le dos. Ce n’est rien autre qu’un cauchemar ; toute une série d’ouvrages incolores, monotones, se répétant l’un l’autre sans fin ni variation. Voilà pourquoi je dis : que les fanatiques de Cabanel organisent après sa mort une exposition de ses œuvres, le public en sera écœuré. Lorsqu’on exposa les œuvres de Delacroix, le spectacle de l’activité et de la diversité de son génie créateur fut comme une révélation, dont l’artiste sortit avec une gloire impérissable. Ses ouvrages écraseraient au contraire Cabanel, l’enterreraient comme les mottes de terre que le fossoyeur laisse tomber de sa pelle.

Nous rencontrons au Champ-de-Mars uniquement de vieux tableaux, qui ne laissent pas pour cela de nous surprendre. Est-il possible qu’ils aient été à ce point mauvais et dénués d’intérêt ? Voici La Mort de Francesca de Rimini et de Paolo Malatesta.

Fichier:Inf. 06 Alexandre Cabanel, Morte di Francesca da Rimini e di Paolo Malatesta, 1870.jpg

On ne saurait rien imaginer de plus plat et en même temps de plus prétentieux. C’est un classique qui dresse froidement une orgie romantique, à la Casimir Delavigne. Francesca, morte, est étendue de tout son long ; Paolo agonise sur son sein. Le plus étonnant c’est le costume de Paolo, ses pantalons collants et son manteau boutonné à l’épaule. Et les couleurs ! Le corps d’un noir quelconque, les étoffes nageant dans je ne sais quelle vapeur grise. N’importe, c’est bienséant, c’est de bon ton ! Voici encore Thamar et Absalon, un cas peut-être encore plus révélateur.

Cette fois nous avons la Bible accommodée à la sauce académique, une bible de salon dans un style comme il faut. Thamar, offensée par Amnon, vient se plaindre auprès de son frère Absalon : lui est assis, et la femme, nue jusqu’à mi-corps, se lamente à ses genoux. On se demande premièrement ce qui a poussé le peintre à choisir ce sujet. Je comprends qu’il ait cherché un prétexte à peindre un torse de femme nue, bien que cette nudité ait peu de raison d’être. Je constate qu’il a saisi l’occasion de faire parade d’une érudition à bon marché, en représentant un intérieur de maison israélite, bien que d’ailleurs tout sujet biblique lui eût permis de faire de même. Mais à vrai dire, il est difficile de rien imaginer de plus noir, de plus froid que cette scène. Sur cent passants, quatre-vingt-dix-neuf au moins ignorent de quelle offense Thamar s’afflige. Les explications du livret sont insuffisantes. Les visiteurs s’arrêtent un peu étonnés et s’en vont sans avoir été touchés. Je ne parle pas du côté technique de la chose ; c’est toujours le même dessin flasque, le même coloris terne.

Cabanel a une réputation de portraitiste parmi le beau monde. Il ne peint que duchesses et marquises. Avoir son portrait exécuté par Cabanel est le rêve de toute bourgeoise enrichie. Il se fait payer très cher, ce qui explique en partie le respect qu’on lui porte. Mais il convient d’ajouter que sa peinture a tout ce qu’il faut pour décorer un salon de bon ton.

Imaginez une grande toile discrètement colorée, au-dessus d’un canapé, entre deux portraits. Vous pouvez allumer tous les lustres, le tableau restera éteint. Il ne resplendit pas à l’instar de telle peinture de Delacroix – ce ne serait pas convenable. Il ne s’impose pas aux regards par la force et le réalisme comme telle toile de Courbet – ce serait tout à fait malséant. Non, il ne se laisse guère distinguer des tentures dont la salle est tapissée. Avec cela Cabanel sait donner aux dames « un air distingué ». Avec lui elles peuvent se décolleter tant qu’elles veulent ; elles ne cessent pas d’être chastes, car il transforme le corps en rêve ; il le peint en œufs brouillés avec une légère trace de carmin. Ce ne sont plus des femmes, ce sont des êtres désexualisés, inabordables, inviolables, comme qui dirait une ombre de la nature. On comprend ainsi pourquoi Cabanel s’est fait le peintre de l’aristocratie. Il est séduisant sans porter scandale. Regardez au Champ-de-Mars le Portrait de la comtesse T *** et de la duchesse V ***.

Portrait de la duchesse L *** et de ses enfants

Je recommande tout particulièrement le Portrait de la duchesse L *** et de ses enfants. La duchesse, habillée de velours noir, adossée contre un coussin de satin rouge, est assise dans un fauteuil très riche. Les deux enfants jouent à ses pieds. Le coin du salon où cela se passe est d’un luxe éclatant ; des tapisseries, des ornements. De l’avis du monde, cela est très distingué, mais du point de vue de l’art, c’est banal à l’extrême. Un joli écran de cheminée.

Lettres de Paris : L’Ecole française de peinture à l’Exposition de 1878

Fichier:Alexandre Cabanel Phèdre.jpg

Voyez cette misère. Voilà M. Cabanel avec une Phèdre. La peinture en est creuse comme toujours, d’une tonalité morne où les couleurs vives s’ attristent elles-mêmes et tournent à la boue. Quant au sujet, que dire de cette Phèdre sans caractère, qui pourrait être aussi bien Cléopâtre que Didon ? C’est un dessus de pendule quelconque, une femme couchée, et qui a l’air fort maussade. Cela est faux de sentiment, faux d’observation, faux de facture.

Le Naturalisme au Salon – 1880

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