Lettre de Paris (Le Salon de 1875)

Lettre de Paris, le 2 mai 1875

parue dans Le Sémaphore de Marseille, le 4 mai 1875

 

Hier, ouverture du Salon. Une journée de grosse fatigue. Cette année, le nombre des œuvres exposées a encore augmenté, il est de trois mille huit cent soixante-deux. Les tableaux se trouvent répartis dans vingt-cinq grandes salles ; les statues sont toujours espacées au milieu du jardin ; je ne parle pas des dessins, aquarelles, gravures qui occupent d’interminables galeries. Imaginez quelle corvée, lorsqu’on veut, en une fois, donner un coup d’œil à l’ensemble de l’exposition ! Pendant six heures, on piétine le nez en l’air, suant, étouffant, les pieds écrasés par la foule, la gorge étranglée par la poussière.

Plus de sept mille personnes sont entrées, hier. Beaucoup d’artistes venant voir comment le public se comporte devant leurs œuvres ; tous les critiques d’art prenant des notes, des journalistes, des amateurs, des actrices, le Tout-Paris des premières représentations, des femmes en toilette délicieuse, des rapins à longs cheveux et à chapeaux mous, une foule très mêlée en somme, à laquelle se joignent jusqu’à des paysans et des ouvriers en blouse, venus là on ne sait pourquoi ni comment. Dès dix heures, les salles étaient pleines. On a eu deux heures pour visiter une des ailes du palais de l’Industrie (1). Puis, à midi, le buffet a été encombré. Il faut avoir assisté à l’assaut des tables, pour comprendre le tohu-bohu que peuvent déterminer quelques milliers de personnes ayant faim. Plus de la moitié des visiteurs ont dû aller déjeuner chez Ledoyen, dans les Champs-Élysées. L’après-midi a été ensuite consacré à achever le tour des salles. Mais la sortie a donné lieu à tout un drame. Le temps, très beau le matin, s’était gâté vers une heure, une pluie diluvienne a tombé jusqu’à cinq heures. Pas une voiture. Les dames, en grandes jupes, se désolaient à la porte de sortie. J’ai vu des traînes magnifiques, des volants de soie et de dentelle ramasser la boue comme des balais. C’était une poussée, un écrasement, qui s’est enfin calmé, lorsque vers cinq heures et demie, la pluie a cessé, permettant aux dames de s’en aller, les robes retroussées, parmi les flaques d’eau.

Certes, je n’ai pas la prétention de vous donner une idée bien nette du Salon, après cette première visite. Les tableaux ne m’apparaissent qu’au fond d’une sorte de cauchemar. La seule impression qui me soit restée est celle d’un fouillis extraordinaire de couleurs, dansant, papillotant, çà et là surnagent une grande femme nue, un Christ en croix suave, des arbres dans des paysages, et des soldats, et des lutteurs, et des marquises, et des animaux à remplir l’arche de Noé. Cependant, comme jugement général, je puis dire que l’ensemble du Salon est excellent. Beaucoup d’œuvres médiocres, mais plusieurs débuts heureux, des efforts louables, une habileté surprenante. Notre école française reste la première du monde, non pas que nous ayons en ce moment de grands maîtres, mais parce que nous possédons l’esprit, le métier facile, la tradition correcte, l’entrain superbe :

Voici, au courant de la plume, les toiles devant lesquelles le public s’entasse. Je prends les oeuvres par genre, et je choisis les principales.

Les grandes toiles sont nombreuses. Le genre historique, très abandonné, fournit pourtant encore des morceaux fort intéressants. Seulement, la foi manque aux artistes, et les grandes toiles ne sont plus que des petites toiles grandies outre mesure. M. Gustave Doré a envoyé un tableau qui mesure dix mètres de long sur quatre de haut : Dante et Virgile visitant la septième enceinte.

 

Fichier:Gustave Doré - Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l'Enfer.jpg

Gustave Doré – Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer (la toile mentionnée par Zola n’est pas disponible sur le net)

Quand l’artiste illustrait Rabelais de petites gravures hautes comme le pouce, il faisait des chefs-d’œuvre ; maintenant qu’il délaie ses qualités de mouvement et de pittoresque dans des toiles géantes, il ne fait plus que des œuvres médiocres. M. Puvis-de-Chavannes reste un décorateur de grand style.

Puvis de Chavannes, Radegonde au couvent de Saint-Croix

M. Léon Glaize a une belle page, Une conjuration aux premiers temps de Rome, peinture très énergique.

The Conjuration" by P.P. Leon Glaize. Engraving. - shopgoodwill.com

Léon Glaize, Une conjuration aux premiers temps de Rome (détail)

Enfin, je signale tout particulièrement l’immense tableau de M. Becker : Respha protégeant les corps de ses fils contre les oiseaux de proieune légende biblique, très dramatiquement représentée. Au fond, un gibet colossal auquel les cadavres sont accrochés ; puis, au premier plan, la mère, armée d’un gourdin, se battant avec un aigle.

Becker, Respha protégeant les corps de ses fils contre les oiseaux de proie

Les tableaux de genre abondent. Il faut des toiles de chevalet pour orner nos salons bourgeois. Je vous signalerai : La Rêverie de M. Jacquet, une jeune fille étrangement drapée dans un pan de velours rouge, œuvre originale et d’un sentiment remarquable ;

Rêverie – Archives Zoliennes

Jacquet, La Rêverie

Les Baigneuses, de M. Carolus-Duran, des femmes nues dans un paysage vert, dont le succès sera vivement discuté ;

Carolus-Duran, Les Baigneuses

Argenteuil, de M. Manet, des canotiers dans une barque, le scandale du Salon, la toile à sensation, où je trouve pour ma part un grand talent, malgré les protestations du public

Édouard Manet, Argenteuil 1874

Les Lutteurs, de M. Falguière, le début en peinture d’un sculpteur, un coup de maître, très intéressant et très regardé ;

Falguière, Les Lutteurs

Le Héros du village, de M. Munckacsy, une scène de saltimbanque dans une ferme, enlevée avec un esprit de tous les diables ;

Munckacsy, Le Héros de village

Un cabaret normand, de M.Ribot, solide, admirablement peint, mais toujours un peu noir ;

Ribot, Un Cabaret normand

enfin, dans le goût classique, les toiles de M. Cabanel et de M. Bouguereau, le triomphe de la propreté en peinture, des tableaux unis comme une glace, dans lesquels les dames peuvent se coiffer.

Fichier:Alexandre Cabanel - Thamar, Musée d'Orsay.jpg Fichier:1875 Bouguereau-Vierge-Jésus-SaintJeanBaptiste.jpg
Cabanel, Thamar et Bouguereau, La Vierge, L’Enfant Jésus et Saint Jean

Avez-vous remarqué que les tableaux de bataille eux-mêmes se sont rapetissés jusqu’à pouvoir orner des tabatières ? Où est le temps où Yvon peignait des toiles colossales qu’on avait peine à caser au musée de Versailles ? Maintenant, nous en sommes tombés à l’épisode. Peut-être est-ce une conséquence de nos défaites. Notre peintre de bataille est à présent M. de Neuville, dont les grandes illustrations coloriées ont un succès fou. Cette année, ses deux toiles : Attaque par le feu d’une maison barricadée et crénelée et Une surprise aux environs de Metz, causent parmi la foule une émotion extraordinaire. Il y a réellement là de grandes qualités d’esprit, d’adresse, de décor en un mot ; mais c’est de la bien petite peinture, dans tous les sens.

 

De Neuville, Attaque d’une maison barricadée à Villersexel (1871), Attaque surprise dans les faubourgs de Metz (1875)

J’en dirai autant de M. Berne-Bellecour, dont Les Tirailleurs de la Seine au combat de la Malmaison, le 21 octobre 1870, est un agréable tableau, très finement composé, et rien de plus.

Berne-Bellecour, Les Tirailleurs de la Seine au combat de la Malmaison, le 21 octobre 1870

Enfin, M. Detaille a peint le passage d’un régiment sur le Boulevard, à la hauteur de la porte Saint-Martin ; le Boulevard est encombré, les omnibus circulent ; il tombe quelques flocons de neige ; c’est une image agréable.

 Jean-Baptiste-Edouard Detaille, Le régiment qui passe

Les portraits montent chaque année comme une marée. Dans ce flot trouble, je ne choisirai que quelques toiles. Un Russe, M. Harlamoff, a un début éclatant, les portraits de M. Viardot et de Mme Viardot.  Je crois à un grand succès. La peinture en est large et solide. On regarde aussi beaucoup le portrait de Mme Pasca, par M. Bonnat. L’actrice est debout, vêtue d’une robe de satin blanc. Je trouve cette peinture un peu lourde et trop crayeuse.

Léon Bonnat, Madame Pasca (1874)

 M. Fantin-Latourun peintre naturaliste qui a une grande science de la couleur, a exposé le portrait d’une dame et d’un monsieur, une des meilleures toiles du Salon.

Fantin-Latour, Mr and Mrs Edwin Edwards (1875)

Restent les cent et quelques autres portraitistes, au milieu desquels j’aurais peur de m’égarer.

Quant au paysage, il demeure la gloire de notre école contemporaine. Les maîtres s’en sont allés, Troyon, Théodore Rousseau, Millet, Corot ; mais les élèves restent. Cette année, nous avons encore trois Corot, un surtout, Les Plaisirs du soir, un coucher de soleil avec des danses de faunes sur l’herbe, dans l’air rose du crépuscule, qui est une des œuvres les plus sincères et les plus émues que je connaisse.

Image - Les plaisirs du soir

Corot, Les plaisirs du soir (1872)

Ensuite, il faut nommer les toiles puissantes de M. Harpignies, nettes et colorées ; 

Harpignies, Les Chênes de Château-Renard (1875)

les vues de Bordeaux de M. Boudin, des tableaux d’un gris argentin si vrai et si doux ; 

 

Vue de Bordeaux, du quai des Chartrons
Eugène Boudin, Le Port de Bordeaux, vu du quai des Chartons (1874)  et Port de Bordeaux (1874)

les marines de M. Lapostolet, un artiste que les jurys refusaient hier encore et qui est en train de devenir un maître ; Le Quai d’Orsay, de M. Guillemet, une vue de Paris toute grouillante, la Seine, les ponts, les bords si finement colorés de la rivière. Je suis obligé ici d’être injuste ; car il me faudrait citer trop de monde.

Artwork by Jean Baptiste Antoine Guillemet, Pont Marie, Paris, Made of oil on canvas

Guillemet, La Seine et le pont Marie

Dans cette tour de Babel, j’ai voulu trouver la colonie des peintres marseillais. Deux surtout m’ont vivement frappé. Le premier, M. Brest, a trois toiles excellentes : Kief de Hamour, aux environs de Constantine, Village de Beïcos, sur le Bosphore, et une autre vue du même village. L’Orient est rendu dans ces toiles avec un sentiment très large de la couleur et de la lumière. Le second, M. Huguet, qui n’est pas né à Marseille mais qui y a fait ses études de peintre, n’a exposé qu’une toile : Un ravin de l’oued Kébir, superbe également de coloration.

Voilà, en quelques mots, les notes que j’ai rapportées de ma première visite au Salon. Je ne suis pas ici critique d’art, mais simplement chroniqueur. J’ai voulu, à ce titre, vous conter une journée qui est toute une solennité pour le Paris intelligent.

Emile Zola

NOTES :1 – Le palais de l’Industrie fut construit en 1853 pour abriter l’Exposition Universelle de 1855. Dès le 27 mars 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, qui n’était encore alors que le Prince-Président, avait décrété la construction d’un « palais des arts et de l’industrie » qui devait rivaliser avec le Crystal Palace de Londres et qui « pourrait servir aux cérémonies publiques et aux fêtes civiques et militaires ». Le projet fut d’abord confié à Jacques Hittorff qui s’inspira du monument londonien pour imaginer une immense halle de fer et de verre. Mais Louis-Napoléon recula devant l’audace de cet édifice qui préfigurait les Halles de Baltard et préféra la solution de compromis proposée par Viel et Desjardins : le fer et la brique de la grande ellipse de 250 mètres sur cent seraient dissimulés par la pierre. Néanmoins, en unissant dans un même édifice les dernières inventions techniques et la vie artistique dès l’exposition universelle de 1855 (même si les beaux-arts étaient alors logés dans une annexe), l’Empereur s’affirmait d’emblée comme un novateur face à l’Angleterre. Le palais de l’industrie, qui se situait face à l’Elysée, fut détruit lors du percement de l’Avenue Alexandre-III, pour l’exposition universelle de 1900.Georges Becker, né à Paris, élève de Gérôme, est Hors concours lorsqu’il expose au Salon Respha protége les corps de ses fils contre les oiseaux de proie. Le catalogue donne ce commentaire du sujet : « Du temps de David, il y eut une famine qui dura trois ans. David consulta l’oracle du Seigneur, et le Seigneur lui répondit que cette famine était arrivée à cause de Saûl et de sa maison, qui était une maison de sang, parce qu’il avait tué les Gabaonites.
– David dit aux Gabaonites : Que puis-je faire pour réparer l’injure que vous avez reçue ? Ils lui répondirent : Qu’on nous donne au moins sept des enfants de Saül, afin que nous les mettions en croix pour satisfaire le Seigneur. David prit les deux fils de Respha, fille d’Aïa, qu’elle avait eus de Saiil, et cinq fils que Mérab, fille de Saiil, avait eus d’Hadriel, et les mit entre les mains des Gabaonites, qui les crucifièrent… Respha demeura là depuis le commencement de la moisson jusqu’à ce que l’eau du ciel tomhât sur eux, et elle empêcha les oiseaux de déchirer leurs corps. »
(ANCIEN TESTAMENT, Les Rois,
Liv. II, Ch. XXI. v. 1 à 10)Berne-Bellecour, élève de Picot et de F. Barrias, exposait deux tableaux au Salon de 1875, celui dont parle Zola et La Brèche. [retour au texte]Léon Bonnat, élève Madrazo et de Cogniet, Hors concours, exposait, outre le Portrait de Mme Pasca, un Portrait de l’auteur.Eugène-Louis Boudin exposait Le port de Bordeaux et Le port de Bordeaux, vu du quai des Chartons au Salon de 1875Cabanel exposait Thamarune toile biblique dont le catalogue donne cette explication « …Alors Thamar, ayant déchiré sa robe, s’en alla tenant sa tète couverte des deux mains, dans la maison de son frère Absalom, où elle demeura séchant d’ennui et de douleur. – Absalon conçut contre Amnon une grande haine de ce qu’il avait outragé sa sœur Thamar. » (ANCIEN TESTAMENT, Les Rois, Liv. II Ch. XIII, V. 19, 20.). Il exposait également Vénus et Portrait de Mme la baronne de G… Bouguereau exposait trois toiles, une toile évangélique, La Vierge, l’Enfant-Jésus et St Jean- Baptiste, une toile antique, Flore et Zéphire, et un nu à l’antique, délicatement érotique, Baigneuse.[retour au texte]Fabius Brest, né à Marseille, élève de Loubon, était exempt lors qu concours de 1875 ; il exposait trois tableaux orientalistes, Kief de Hamour, aux enviorons de Constantinople, Village de Beïcos, sur le Bosphore et Village de Beïcos.Gustave Doré, hors concours, exposait trois toiles au Salon de 1875 :1 – Dante et Virgile visitent la septième enceinte, dont le catalogue précisait ainsi la source :E poi mi fu la bolgia manifesta ;
E vidivi entro terribile stipa
Di serpenti ; et di si diversa mena
Che la memoria il sangue ancor mi scipa.
(DANTE, Divina Comeddia, c. XXIV)2 – La maison de Caïphe, dont, là encore le catalogue précisait le sujet : « La fête des Azymes, appelée la pâque, était proche. Les princes des prêtres et les scribes cherchaient un moyen de faire mourir Jésus, car ils craignaient le peuple. Or Satan entra dans Judas surnommé Iscariote, un des douze. Il alla trouver les princes des prêtres et les magistrats et conférer avec eux sur la manière dont il le leur livrerait. » (NOUVEAU TESTAMENT, St Luc, ch. XXII v. 1 à 4)3 – Les vagabonds. [retour au texte]Carolus Duran, élève de Souchon, hors concours, exposait Fin d’Eté, sans doute Les Baigneuses dont parle Zola, et deux portraits : Portrait de Mme *** et Portrait de Melle Sabine Carolus Duran [retour au texte]Henri Fantin-Latour, exempt, exposait Portrait de Melle E.C et Portraits de M. et Mme E. E. [retour au texte]Alexis Harlamoff, né à Sartoff, en Russie, élève de l’école des Beaux-Arts de Saint-Petersbourg exposait trois toiles au Salon de 1875 : Portrait de M Pauline Viardot, Poitrait de M. L. Viardot et une nature morte, Poire et pomme.
[retour au texte]Henry Harpignies, élève de M. Achard, hors concours, exposait deux toiles au Salon de 1875, Les chênes de Château-Renard (Allier) et Vallée de l’Aunance (Allier). Il exposait également à la section des dessins. [retour au texte]Corot exposait trois œuvres au Salon de 1875, Les Bûcherons, Les Plaisirs du Soir – danse antique, et Biblis [retour au texte]Zola écrit cet article pour Le Sémaphore de Marseille, un journal marseillais auquel il collabore entre 1870 et 1877. Il prend donc soin, autant que possible, d’adapter ses articles pour le lectorat marseillais.[retour au texte]

pour retourner à l’index

pour lire la suite