Mon Salon (1868) : L’Ouverture

L’Evénement illustré, le 2 mai 1868

 

L’OUVERTURE
 

 

Le Salon ouvre aujourd’hui. Je n’ai pu encore mettre les pieds dans les salles d’exposition, et je sais cependant déjà quelles longues files de tableaux je verrai pendues aux murs. Nos artistes nous ont peu habitués à des surprises, chaque année les mêmes médiocrités s’étalent avec le même entêtement. Un petit effort de mémoire suffit pour évoquer le spectacle de ces toiles toujours semblables qui reviennent ponctuellement à la belle saison.

Les salles s’étendent grises, monotones, plaquées de taches aigres et criardes, pareilles aux bouquets de fleurs imprimés sur les fonds neutres des papiers peints. Une lumière crue tombe, jetant des reflets blanchâtres dans les toiles luisantes, égratignant l’or des cadres, emplissant l’air d’une sorte de poussière diffuse. La première sensation est un aveuglement, un ahurissement qui vous plante sur les jambes, les bras ballants, le nez en l’air. On regarde avec une attention scrupuleuse le premier tableau venu, sans le voir, sans savoir seulement qu’on le regarde. À droite, à gauche, partent des pétards de couleur qui vous éborgnent.

Peu à peu, on se remet, on reprend haleine. Alors on commence à reconnaître les vieilles connaissances. Elles sont toutes là, rangées en tas d’oignons, chacune dans leur petit coin, ni plus vieilles ni plus jeunes, ni plus belles ni plus laides, ayant conservé religieusement la même ride ou le même sourire. Il y a les grandes machines sérieuses, je ne parle pas des tableaux de sainteté dont personne ne parle, mais des œuvres académiques, des torses nus conservés dans du vinaigre, d’après la recette sacrée de l’École. Les chairs, dans la conserve, ont pris des teintes transparentes, des tons rosâtres et jaunâtres, qui rappellent à la fois le cuir de Russie et les pétales d’une rose.

Il y a les œuvres de genre, les scènes militaires, les intérieurs alsaciens, les paysanneries, qui elles-mêmes se subdivisent en plusieurs familles, les petites indiscrétions grecques ou romaines, les épisodes historiques taillés en menus morceaux, que sais-je ? la liste ne finirait pas. Nous sommes, en art, au règne des spécialistes, je connais des messieurs qui se sont fait une réputation colossale rien qu’en peignant toujours la même bonne femme de carton appuyée sur la même botte de foin. Il y a les petits tableaux propres qui pourraient servir de glaces de Venise aux belles dames. Ces petits tableaux ont des succès écrasants. Les bonshommes y sont sculptés dans du bois ou de l’ivoire avec une délicatesse, un fini qui fait pâmer la foule. Comment la main d’un homme libre peut-elle s’amuser à imiter le travail des prisonniers taillant des noix de coco ?

Il y a enfin les paysages, des cieux de roc et des prairies de coton, avec des arbres en sucre. Ici, toutefois, il serait injuste de trop plaisanter, nos paysagistes modernes regardent la nature et la copient souvent, plusieurs d’entre eux sont de véritables maîtres que les autres s’efforcent de suivre.

J’ai oublié les portraits. Le flot des portraits monte chaque année et menace d’envahir le Salon tout entier. L’explication est simple : il n’y a plus guère que les personnes voulant avoir leur portrait, qui achètent encore de la peinture. Les faces niaises et grimaçantes, d’un ton rose et blafard, vous jettent au passage le sourire idiot des poupées en cire qui tournent dans les vitrines des coiffeurs. Si, dans quelques milliers d’années, on retrouve la tête peinte de Mme la baronne S… ou celle de M. L. D…, il n’y aura qu’un cri d’étonnement et de pitié : « Bon Dieu, diront nos descendants ; quelle épidémie régnait donc sur la malheureuse France ? à quelles familles chlorotiques, rongées par des maladies héréditaires, appartenaient ces pauvres gens qui ont pris le triste soin de nous transmettre leur visage pâli, rosé aux pommettes, comme celui des poitrinaires ? « 

Les portraits, les paysages, les petits tableaux propres, les œuvres de genre, les grandes machines sérieuses emplissent les murs de long en large, de haut en bas, collés pêle-mêle à côté les uns des autres, les rouges sur les bleus, et les bleus sur les verts, au hasard de l’ordre alphabétique. Pour un œil délicat, cela produit le charivari exaspérant d’un concert où chaque instrument jouerait à faux un air de son invention. Rien ne repose le regard, tout grimace, tout danse, tout blesse. Certains tableaux ressemblent à une motte de terre glaise, morne et blême ; certains autres sont comme des pots de confiture, transparents, gélatineux, avec des reflets de gelée de groseille ou de coing. Ce qui fatigue, ce qui irrite, c’est qu’on ne trouve pas le moindre petit coin de nature : partout de la banalité, de la sentimentalité, de l’adresse ou de la bêtise, de la rêverie ou de la folie.

De loin en loin, très rarement, une toile vous arrête brusquement. Celle-là s’ouvre sur le dehors, sur la vérité, l’arc-en-ciel criard des tableaux voisins disparaît, et l’on respire un peu de bon air. On s’aperçoit vite que l’artiste a vu et senti, qu’il a peint en homme, en tempérament énergique ou délicat, regardant la nature et l’interprétant d’une façon personnelle. De pareilles rencontres sont rares, mais j’espère en faire quelques-unes. Je tâcherai d’oublier le plus possible la masse écrasante des médiocrités, pour parler plus longuement des gens de talent et d’intelligence. Ma besogne sera meilleure, moins irritante, plus profitable.

J’avais rêvé, avant d’entrer en matière, d’expliquer l’infériorité artistique du moment. Cette infériorité tient à des raisons profondes que les encouragements, le prix de Rome*, les médailles et la croix, ne sauraient détruire. Mais la place me manquerait, je ne puis qu’énumérer en quelques lignes les principales causes qui emplissent le Salon de tant d’œuvres vides et nulles.

La première de ces causes est la nature même du talent français qui se traduit, avant tout, par la facilité, par des qualités aimables et superficielles. Notre peintre, celui qui appartient bien à la nation, est Horace Vernet, spirituel et léger ; bourgeois jusqu’aux moelles. Nous aimons la propreté, la netteté, les images aisées à comprendre, qui émeuvent ou qui font sourire. Avec cela, nous avons un penchant très marqué pour l’imitation, nous prenons volontiers aux voisins ce qui nous plaît, mais nous n’avons garde de le prendre brutalement, nous le francisons, nous l’accommodons joliment et lestement au goût du jour. De là, les plagiats dont vit notre École, nous ne possédons pas un art véritablement français, nous imitons les Italiens, les Hollandais, les Espagnols même, en leur donnant notre grâce, notre esprit; notre banalité charmante.

La seconde des causes est dans la crise nerveuse que traversent les temps modernes. Nos artistes ne sont plus des hommes larges et puissants, sains d’esprit, vigoureux de corps, comme étaient les Véronèse et les Titien (1). Il y a eu un détraquement de toute la machine cérébrale. Les nerfs ont dominé, le sang s’est appauvri, les mains lasses et faibles n’ont plus cherché à créer que les hallucinations du cerveau.
Aujourd’hui, on peint des pensées, comme autrefois on peignait des corps. L’extase maladive a fait naître des Ary Scheffer, des poètes qui ont voulu rendre des esprits, des êtres immatériels, par des lignes et des colorations matérielles. Le seul génie de ce temps, Eugène Delacroix (2), était atteint d’une névrose aiguë, il a peint comme on écrit, en racontant toutes les fièvres cuisantes de sa nature.

La troisième cause, qui découle naturellement de la précédente, est l’ignorance profonde où sont les peintres des choses de leur métier. Je sais que le mot « métier » effarouche ces messieurs ; ils ne veulent pas être des ouvriers, et cependant ils ne devraient être que cela. Les grands artistes de la Renaissance ont commencé par apprendre à broyer les couleurs. Chez nous, les choses se passent autrement : les peintres apprennent d’abord l’idéal, puis, quand on leur a bien appris l’idéal d’après l’antique, ils se mettent à étaler de la couleur sur une toile, soignant le sujet, veillant seulement à ce que l’exécution soit très propre.

Je ne me plains pas de leur habileté ; ils sont trop habiles au contraire ; chacun d’eux a ses recettes, ses ficelles, les uns glacent, les autres grattent ; on dirait un travail de tapisserie.

Ce dont je me plains, c’est que pas un d’eux n’a le coup de pinceau gras et magistral du véritable ouvrier, de l’homme travaillant en pleine pâte sans craindre les éclaboussures. Il n’y a aujourd’hui que deux ou trois artistes qui sachent réellement leur métier de peintre.
La quatrième cause vient du milieu, de la foule. La bourgeoisie moderne veut de petits sujets larmoyants ou grivois pour orner ses salons aux plafonds bas et étouffants.

Pierre-Roch Vigneron, Le Convoi du pauvre (1819)

La grande décoration est morte, le Convoi du pauvre (3) et autres plaisanteries plus ou moins funèbres ont été tirées à des milliers d’exemplaires. M. Prudhomme est le Mécène contemporain, c’est pour lui que travaillent nos peintres, c’est pour lui que chaque année ils encombrent le Salon d’idylles, de fables mises en action, de petites figures nues ou habillées qui font des moues délicieuses de soubrette. Et surtout l’originalité est évitée avec grand soin, l’originalité est la terreur de M. Prudhomme qui se fâche lorsqu’il rencontre une femme en chair et en os dans un tableau, et qui déclare que la nature est indécente. Quand Édouard Manet exposa ses premières toiles, le public fit une émeute, il ne put se décider à accepter ce tempérament nouveau qui se révélait. Pourquoi diable aussi M. Manet ne peignait-il pas comme tout le monde !

Telles sont, rapidement, les raisons qui amènent cet encombrement d’œuvres médiocres, allant d’une bêtise sentimentale à une gravité ridicule. Nos Salons sont faits pour un public borné par des artistes d’un talent aimable et facile, qui peignent mal, pensent trop, drapés en gentilshommes dans le manteau troué de l’idéal.

Ah ! si l’art n’était pas devenu un sacerdoce et une plaisanterie, s’il y avait un peu moins de rapins se jetant dans la peinture par drôlerie et par vanité, si nos peintres vivaient en lutteurs, en hommes puissants et vigoureux, s’ils apprenaient leur métier, s’ils oubliaient l’idéal pour se souvenir de la nature, si le public consentait à être intelligent et à ne plus huer les personnalités nouvelles, nous verrions peut-être d’autres œuvres pendues aux murs des salles d’exposition, des œuvres humaines et vivantes, profondes de vérité et d’intérêt.


Emile Zola

1 – Zola ne choisit pas au hasard Véronèse et Titien parmi les peintres de la Renaissance qu’il oppose aux académistes et autres médiocrités de son temps : à l’inverse de Raphaël, champion de la ligne et du dessin, ils ont d’abord appris « à broyer des couleurs » et inaugurent la lignée des coloristes dont se réclament les futurs « impressionnistes ». Manet, qui a reproduit la Vénus d’Urbino du Titien dès 18, rend hommage au peintre vénitien dans de nombreuses toiles : Le Déjeuner sur l’herbe s’inspire du Concert Champêtre, Olympia ainsi que le Portrait de Zacharie Astruc de la Vénus déjà citée et La Blonde aux seins nus du Portrait de Flore ; quant à Véronèse, véritable génie de la couleur, il avait déjà compris que les complémentaires s’exaltent l’une par l’autre dans un halo de lumière, il bafouait la convention des ombres noires par des ombres de couleur et celles des personnages bibliques qu’il remplaçait par les hommes et les femmes de son temps, au grand dam du clergé. Dès 1864, Cézanne rend hommage à son chef-d’oeuvre, Les Noces de Cana, dans Le Festin et l’Orgie ; quant à Renoir, il reprendra toute la partie gauche du tableau pour composer, en 18 , son fameux Déjeuner des Canotiers. 

2 -Delacroix complète au XIX° siècle la lignée des coloristes de la Renaissance à laquelle s’oppose celle des dessinateurs, David et Ingres, tous deux « peintres à idées » héritiers de Raphaël.

3 – Dans Le Convoi du pauvre, du peintre et lithographe Pierre-Roch Vigneron (1789-1872), exposé au Salon de 1819 et acheté par le duc de Choiseul, seul un chien suit le corbillard du défunt, abandonné de tous. Balzac raille déjà ce tableau édifiant dans Les Employés (VII, Paris) : «  tableau sublime de pensée, et qui, selon Phellion, devait consoler les dernières classes de la société en leur prouvant qu’elles avaient des amis plus dévoués que les hommes et dont les sentiments allaient plus loin que la tombe ! »

Mais Zola se souvient peut-être aussi d’un poème des Occidentales de Banville, Ancien Pierrot (1857), qui oppose le tableau de Vigneron aux audaces romantiques de Delacroix et aux paysages de Corot :

« Lorsque enfin les bourgeois, ces habitants des bourgs
Qui, dans l’Espagne en feu comme dans le Hanovre,
Furent extasiés par 
Le Convoi du Pauvre,
Aimeront Delacroix et les ciels de Corot,
Toi, tu redeviendras Pierrot. — Grands dieux! Pierrot! »

Véritable poncif de la peinture bourgeoise et du misérabilisme bien pensant, Le Convoi du Pauvre alimente aussi le répertoire de la caricature : en 1867, l’année précédant cet article, Gill avait caricaturé Jules Vallès en chien du Convoi du Pauvre. En 1873, Corbière consacrera « au convoi misérable » de Courbet, le « peintre écrémé du Salon », un poème vengeur intitulé Le Convoi du Pauvre.

pour retourner à l’index

pour lire la suite