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Zola a vingt-cinq ans à peine mais une étonnante maturité lorsqu'il écrit Mes Haines, Causeries littéraires et artistiques. Dans Proudhon et Courbet, il refuse vigoureusement les conceptions artistiques de Proudhon qui voudrait mettre les peintres au service de ses utopies humanitaires ; avec une lucidité prophétique, il montre que cette soumission de l'art à l'idéologie porte en germe toutes les dérives de ce qu'on appellera bientôt le "réalisme socialiste". Refusant de lire Courbet à travers le prisme politique que lui impose Proudhon, il défend "le tempérament" individuel contre l'impersonnalité de la foule et définit pour la première fois l'oeuvre d'art comme "un coin de la création vu à travers un tempérament."
Il y a des volumes dont le titre accolé au nom de
l'auteur suffit pour donner, avant toute lecture, la portée
et l'entière signification de l'oeuvre. Le livre posthume
de Proudhon : Du principe de l'art et de sa destination sociale,
était là sur ma table. Je ne l'avais pas ouvert
; cependant je croyais savoir ce qu'il contenait, et il est arrivé
que mes prévisions se sont réalisées.
Proudhon est un esprit honnête, d'une rare énergie,
voulant le juste et le vrai. Il est le petit-fils de Fourier,
il tend au bien-être de l'humanité ; il rêve
une vaste association humaine, dont chaque homme sera le membre
actif et modeste. Il demande, en un mot, que l'égalité
et la fraternité règnent, que la société,
au nom de la raison et de la conscience, se reconstitue sur les
bases du travail en commun et du perfectionnement continu. Il
paraît las de nos luttes, de nos désespoirs et de
nos misères ; il voudrait nous forcer à la paix,
à une vie réglée. Le peuple qu'il voit en
songe, est un peuple puisant sa tranquillité dans le silence
du coeur et des passions ; ce peuple d'ouvriers ne vit que de
justice.
Dans toute son oeuvre, Proudhon a travaillé à la
naissance de ce peuple. Jour et nuit, il devait songer à
combiner les divers éléments humains, de façon
à établir fortement la société qu'il
rêvait. Il voulait que chaque classe, chaque travailleur
entrât pour sa part dans l'oeuvre commune, et il enrégimentait
les esprits, il réglementait les facultés, désireux
de ne rien perdre et craignant aussi d'introduire quelque ferment
de discorde. Je le vois, à la porte de sa cité future,
inspectant chaque homme qui se présente, sondant son corps
et son intelligence, puis l'étiquetant et lui donnant un
numéro pour nom, une besogne pour vie et pour espérance.
L'homme n'est plus qu'un infime manoeuvre.
Un jour, la bande des artistes s'est présentée à
la porte. Voilà Proudhon perplexe. Qu'est-ce que c'est
que ces hommes-là ? A quoi sont-ils bons ? Que diable peut-on
leur faire faire ? Proudhon n'ose les chasser carrément,
parce que, après tout, il ne dédaigne aucune force
et qu'il espère, avec de la patience, en tirer quelque
chose. Il se met à chercher et à raisonner. Il ne
veut pas en avoir le démenti, il finit par leur trouver
une toute petite place ; il leur fait un long sermon, dans lequel
il leur recommande d'être bien sages, et il les laisse entrer,
hésitant encore et se disant en lui-même : "Je
veillerai sur eux, car ils ont de méchants visages et des
yeux brillants qui ne me promettent rien de bon."
Vous avez raison de trembler, vous n'auriez pas dû les laisser
entrer dans votre ville modèle. Ce sont des gens singuliers
qui ne croient pas à l'égalité, qui ont l'étrange
manie d'avoir un coeur, et qui poussent parfois la méchanceté
jusqu'à avoir du génie. Ils vont troubler votre
peuple, déranger vos idées de communauté,
se refuser à vous et n'être qu'eux-mêmes. On
vous appelle le terrible logicien ; je trouve que votre logique
dormait le jour où vous avez commis la faute irréparable
d'accepter des peintres parmi vos cordonniers et vos législateurs.
Vous n'aimez pas les artistes, toute personnalité vous
déplaît, vous voulez aplatir l'individu pour élargir
la voie de l'humanité. Eh bien ! soyez sincère,
tuez l'artiste. Votre monde sera plus calme.
Je comprends parfaitement l'idée de Proudhon, et même,
si l'on veut, je m'y associe. Il veut le bien de tous, il le veut
au nom de la vérité et du droit, et il n'a pas à
regarder s'il écrase quelques victimes en marchant au but.
Je consens à habiter sa cité ; je m'y ennuierai
sans doute à mourir, mais je m'y ennuierai honnêtement
et tranquillement, ce qui est une compensation. Ce que je ne saurais
supporter, ce qui m'irrite, c'est qu'il force à vivre dans
cette cité endormie des hommes qui refusent énergiquement
la paix et l'effacement qu'il leur offre. Il est si simple de
ne pas les recevoir, de les faire disparaître. Mais, pour
l'amour de Dieu, ne leur faites pas la leçon ; surtout
ne vous amusez pas à les pétrir d'une autre fange
que celle dont Dieu les a formés, pour le simple plaisir
de les créer une seconde fois tels que vous les désirez.
Tout le livre de Proudhon est là. C'est une seconde création,
un meurtre et un enfantement. Il accepte l'artiste dans sa ville,
mais l'artiste qu'il imagine, l'artiste dont il a besoin et qu'il
crée tranquillement en pleine théorie. Son livre
est vigoureusement pensé, il a une logique écrasante
; seulement toutes les définitions, tous les axiomes sont
faux. C'est une colossale erreur déduite avec une force
de raisonnement qu'on ne devrait jamais mettre qu'au service de
la vérité.
Sa définition de l'art, habilement amenée et habilement
exploitée, est celle-ci : "Une représentation
idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du
perfectionnement physique et moral de notre espèce."
Cette définition est bien de l'homme pratique dont je parlais
tantôt, qui veut que les roses se mangent en salade. Elle
serait banale entre les mains de tout autre, mais Proudhon ne
rit pas lorsqu'il s'agit du perfectionnement physique et moral
de notre espèce. Il se sert de sa définition pour
nier le passé et pour rêver un avenir terrible. L'art
perfectionne, je le veux bien, mais il perfectionne à sa
manière, en contentant l'esprit, et non en prêchant,
en s'adressant à la raison.
D'ailleurs, la définition m'inquiète peu. Elle n'est
que le résumé fort innocent d'une doctrine autrement
dangereuse. Je ne puis l'accepter uniquement à cause des
développements que lui donne Proudhon ; en elle-même,
je la trouve l'oeuvre d'un brave homme qui juge l'art comme on
juge la gymnastique et l'étude des racines grecques.
Proudhon pose ceci en thèse générale. Moi
public, moi humanité, j'ai droit de guider l'artiste et
d'exiger de lui ce qui me plaît ; il ne doit pas être
lui, il doit être moi, il doit ne penser que comme moi,
ne travailler que pour moi. L'artiste par lui-même n'est
rien, il est tout par l'humanité et pour l'humanité.
En un mot, le sentiment individuel, la libre expression d'une
personnalité sont défendus. Il faut n'être
que l'interprète du goût général, ne
travailler qu'au nom de tous, afin de plaire à tous. L'art
atteint son degré de perfection lorsque l'artiste s'efface,
lorsque l'oeuvre ne porte plus de nom, lorsqu'elle est le produit
d'une époque tout entière, d'une nation, comme la
statuaire égyptienne et celle de nos cathédrales
gothiques.
Moi, je pose en principe que l'oeuvre ne vit que par l'originalité.
Il faut que je retrouve un homme dans chaque oeuvre, ou l'oeuvre
me laisse froid. Je sacrifie carrément l'humanité
à l'artiste. Ma définition d'une oeuvre d'art serait,
si je la formulais : "Une oeuvre d'art est un coin de
la création vu à travers un tempérament."
Que m'importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair
et mon sang, mon coeur et ma pensée. Je me mets nu devant
vous, je me livre bon ou mauvais. Si vous voulez être instruits,
regardez-moi, applaudissez ou sifflez, que mon exemple soit un
encouragement ou une leçon. Que me demandez-vous de plus
? Je ne puis vous donner autre chose, puisque je me donne entier,
dans ma violence ou dans ma douceur, tel que Dieu m'a créé.
Il serait risible que vous veniez me faire changer et me faire
mentir, vous, l'apôtre de la vérité ! Vous
n'avez donc pas compris que l'art est la libre expression d'un
coeur et d'une intelligence, et qu'il est d'autant plus grand
qu'il est plus personnel. S'il y a l'art des nations, l'expression
des époques, il y a aussi l'expression des individualités,
l'art des âmes. Un peuple a pu créer des architectures,
mais combien je me sens plus remué devant un poème
ou un tableau, oeuvres individuelles, où je me retrouve
avec toutes mes joies et toutes mes tristesses. D'ailleurs, je
ne nie pas l'influence du milieu et du moment sur l'artiste, mais
je n'ai pas même à m'en inquiéter. J'accepte
l'artiste tel qu'il me vient.
Vous dites en vous adressant à Eugène Delacroix
: "Je me soucie fort peu de vos impressions personnelles...
Ce n'est pas par vos idées et votre propre idéal
que vous devez agir sur mon esprit, en passant par mes yeux ;
c'est à l'aide des idées et de l'idéal qui
sont en moi : ce qui est justement le contraire de ce que vous
vous vantez de faire. En sorte que tout votre talent se réduit...
à produire en nous des impressions, des mouvements et des
résolutions qui tournent, non à votre gloire ni
à votre fortune, mais au profit de la félicité
générale et du perfectionnement de l'espèce."
Et dans votre conclusion, vous vous écriez : "Quant
à nous, socialistes révolutionnaires, nous disons
aux artistes comme aux littérateurs : 'Notre idéal,
c'est le droit et la vérité. Si vous ne savez avec
cela faire de l'art et du style, arrière ! Nous n'avons
pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus,
des luxueux, des fainéants, arrière ! Nous ne voulons
pas de vos arts. Si l'aristocratie, le pontificat et la majesté
royale vous sont indispensables, arrière toujours ! Nous
proscrivons votre art ainsi que vos personnes.'"
Et moi, je crois pouvoir vous répondre, au nom des artistes
et des littérateurs, de ceux qui sentent en eux battre
leur coeur et monter leurs pensées : "Notre idéal,
à nous, ce sont nos amours et nos émotions, nos
pleurs et nos sourires. Nous ne voulons pas plus de vous que vous
ne voulez de nous. Votre communauté et votre égalité
nous écoeurent. Nous faisons du style et de l'art avec
notre chair et notre âme ; nous sommes amants de la vie,
nous vous donnons chaque jour un peu de notre existence. Nous
ne sommes au service de personne, et nous refusons d'entrer au
vôtre. Nous ne relevons que de nous, nous n'obéissons
qu'à notre nature ; nous sommes bons ou mauvais, vous laissant
le droit de nous écouter ou de vous boucher les oreilles.
Vous nous proscrivez, nous et nos oeuvres, dites-vous. Essayez,
et vous sentirez en vous un si grand vide, que vous pleurerez
de honte et de misère."
Nous sommes forts, et Proudhon le sait bien. Sa colère
ne serait pas si grande, s'il pouvait nous écraser et faire
place nette pour réaliser son rêve humanitaire. Nous
le gênons de toute la puissance que nous avons sur la chair
et sur l'âme. On nous aime, nous emplissons les coeurs,
nous tenons l'humanité par toutes ses facultés aimantes,
par ses souvenirs et par ses espérances. Aussi comme il
nous hait, comme son orgueil de philosophe et de penseur s'irrite
en voyant la foule se détourner de lui et tomber à
nos genoux ! Il l'appelle, il nous abaisse, il nous classe, il
nous met au bas bout du banquet socialiste. Asseyons-nous, mes
amis, et troublons le banquet. Nous n'avons qu'à parler,
nous n'avons qu'à prendre le pinceau, et voilà que
nos oeuvres sont si douces que l'humanité se met à
pleurer, et oublie le droit et la justice pour n'être plus
que chair et coeur.
Si vous me demandez ce que je viens faire en ce monde, moi artiste,
je vous répondrai : "Je viens vivre tout haut."
On comprend maintenant quel doit être le livre de Proudhon.
Il examine les différentes périodes de l'histoire
de l'art, et son système, qu'il applique avec une brutalité
aveugle, lui fait avancer les blasphèmes les plus étranges.
Il étudie tour à tour l'art égyptien, l'art
grec et romain, l'art chrétien, la Renaissance, l'art contemporain.
Toutes ces manifestations de la pensée humaine lui déplaisent
; mais il a une préférence marquée pour les
oeuvres, les écoles où l'artiste disparaît
et se nomme légion. L'art égyptien, cet art hiératique,
généralisé, qui se réduit à
un type et à une attitude ; l'art grec, cette idéalisation
de la forme, ce cliché pur et correct, cette beauté
divine et impersonnelle ; l'art chrétien, ces figures pâles
et émaciées qui peuplent nos cathédrales
et qui paraissent sortir toutes d'un même chantier : telles
sont les périodes artistiques qui trouvent grâce
devant lui, parce que les oeuvres y semblent être le produit
de la foule.
Quant à la Renaissance et à notre époque,
il n'y voit qu'anarchie et décadence. Je vous demande un
peu, des gens qui se permettent d'avoir du génie sans consulter
l'humanité : des Michel-Ange, des Titien, des Véronèse,
des Delacroix, qui ont l'audace de penser pour eux et non pour
leurs contemporains, de dire ce qu'ils ont dans leurs entrailles
et non ce qu'ont dans les leurs les imbéciles de leur temps
! Que Proudhon traîne dans la boue Léopold Robert
et Horace Vernet, cela m'est presque indifférent. Mais
qu'il se mette à admirer le Marat et Le Serment du Jeu
de paume, de David, pour des raisons de philosophe et de démocrate,
ou qu'il crève les toiles d'Eugène Delacroix au
nom de la morale et de la raison, cela ne peut se tolérer.
Pour tout au monde, je ne voudrais pas être loué
par Proudhon ; il se loue lui-même en louant un artiste,
il se complaît dans l'idée et dans le sujet que le
premier manoeuvre pourrait trouver et disposer.
Je suis encore trop endolori de la course que j'ai faite avec
lui dans les siècles. Je n'aime ni les Egyptiens, ni les
Grecs, ni les artistes ascétiques, moi qui n'admets dans
l'art que la vie et la personnalité. J'aime au contraire
la libre manifestation des pensées individuelles - ce que
Proudhon appelle l'anarchie -, j'aime la Renaissance et notre
époque, ces luttes entre artistes, ces hommes qui tous
viennent dire un mot encore inconnu hier. Si l'oeuvre n'est pas
du sang et des nerfs, si elle n'est pas l'expression entière
et poignante d'une créature, je refuse l'oeuvre, fût-elle
la Vénus de Milo. En un mot, je suis diamétralement
opposé à Proudhon : il veut que l'art soit le produit
de la nation, j'exige qu'il soit le produit de l'individu.
D'ailleurs, il est franc. "Qu'est-ce qu'un grand homme?
demande-t-il. Y a-t-il des grands hommes ? Peut-on admettre,
dans les principes de la Révolution française et
dans une république fondée sur le droit de l'homme,
qu'il en existe ?" Ces paroles sont graves, toutes ridicules
qu'elles paraissent. Vous qui rêvez de liberté, ne
nous laisserez-vous pas la liberté de l'intelligence ?
Il dit plus loin, dans une note : "Dix mille citoyens
qui ont appris le dessin forment une puissance de collectivité
artistique, une force d'idées, une énergie d'idéal
bien supérieure à celle d'un individu, et qui, trouvant
un jour son expression, dépassera le chef-d'oeuvre."
C'est pourquoi, selon Proudhon, le Moyen Age, en fait d'art,
l'a emporté sur la Renaissance. Les grands hommes n'existant
pas, le grand homme est la foule. Je vous avoue que je ne sais
plus ce que l'on veut de moi, artiste, et que je préfère
coudre des souliers. Enfin, le publiciste, las de tourner, lâche
toute sa pensée. Il s'écrie : "Plût
à Dieu que Luther ait exterminé les Raphaël,
les Michel-Ange et tous leurs émules, tous ces ornementateurs
de palais et d'églises." D'ailleurs, l'aveu est
encore plus complet, lorsqu'il dit : "L'art ne peut rien
directement pour notre progrès ; la tendance est à
nous passer de lui." Eh bien ! j'aime mieux cela ; passez-vous-en
et n'en parlons plus. Mais ne venez pas déclamer orgueilleusement
: "Je parviens à jeter les fondements d'une critique
d'art rationnelle et sérieuse", lorsque vous marchez
en pleine erreur.
Je songe que Proudhon aurait eu tort d'entrer à son tour
dans la ville modèle et de s'asseoir au banquet socialiste.
On l'aurait impitoyablement chassé. N'était-il pas
un grand homme ? une forte intelligence, personnelle au plus haut
point ? Toute sa haine de l'individualité retombe sur lui
et le condamne. Il serait venu nous retrouver, nous, les artistes,
les proscrits, et nous l'aurions peut-être consolé
en l'admirant, le pauvre grand orgueilleux qui parle de modestie.
Proudhon, après avoir foulé aux pieds le passé,
rêve un avenir, une école artistique pour sa cité
future. Il fait de Courbet le révélateur de cette
école, et il jette le pavé de l'ours à la
tête du maître.
Avant tout, je dois déclarer naïvement que je suis
désolé de voir Courbet mêlé à
cette affaire. J'aurais voulu que Proudhon choisît en exemple
un autre artiste, quelque peintre sans aucun talent. Je vous assure
que le publiciste, avec son manque complet de sens artistique,
aurait pu louer tout aussi carrément un infime gâcheur,
un manoeuvre travaillant pour le plus grand profit du perfectionnement
de l'espèce. Il veut un moraliste en peinture, et peu semble
lui importer que ce moraliste moralise avec un pinceau ou avec
un balai. Alors il m'aurait été permis, après
avoir refusé l'école future, de refuser également
le chef de l'école. Je ne peux. Il faut que je distingue
entre les idées de Proudhon et l'artiste auquel il applique
ses idées. D'ailleurs, le philosophe a tellement travesti
Courbet, qu'il me suffira, pour n'avoir point à me déjuger
en admirant le peintre, de dire hautement que je m'incline, non
pas devant le Courbet humanitaire de Proudhon, mais devant le
maître puissant qui nous a donné quelques pages larges
et vraies.
Le Courbet de Proudhon est un singulier homme, qui se sert du
pinceau comme un magister de village se sert de sa férule.
La moindre de ses toiles, paraît-il, est grosse d'ironie
et d'enseignement. Ce Courbet-là, du haut de sa chaire,
nous regarde, nous fouille jusqu'au nos vices ; puis, résumant
nos laideurs, il nous peint dans notre vérité, afin
de nous faire rougir. N'êtes-vous pas tenté de vous
jeter à genoux, de vous frapper la poitrine et de demander
pardon ? Il se peut que le Courbet en chair et en os ressemble
par quelques traits à celui du publiciste ; des disciples
trop zélés et des chercheurs d'avenir ont pu égarer
le maître ; il y a, d'ailleurs, toujours un peu de bizarrerie
et d'étrange aveuglement chez les hommes d'un tempérament
entier ; mais avouez que si Courbet prêche, il prêche
dans le désert, et que s'il mérite notre admiration,
il la mérite seulement par la façon énergique
dont il a saisi et rendu la nature.
Je voudrais être juste, ne pas me laisser tenter par une
raillerie vraiment trop aisée. J'accorde que certaines
toiles du peintre peuvent paraître avoir des intentions
satiriques. L'artiste peint les scènes ordinaires de la
vie, et, par là même, il nous fait, si l'on veut,
songer à nous et à notre époque. Ce n'est
là qu'un simple résultat de son talent qui se trouve
porté à chercher et à rendre la vérité.
Mais faire consister tout son mérite dans ce seul fait
qu'il a traité des sujets contemporains, c'est donner une
étrange idée de l'art aux jeunes artistes que l'on
veut élever pour le bonheur du genre humain.
Vous voulez rendre la peinture utile et l'employer au perfectionnement
de l'espèce. Je veux bien que Courbet perfectionne, mais
alors je me demande dans quel rapport et avec quelle efficacité
il perfectionne. Franchement, il entasserait tableau sur tableau,
vous empliriez le monde de ses toiles et des toiles de ses élèves,
l'humanité serait tout aussi vicieuse dans dix ans qu'aujourd'hui.
Mille années de peinture, de peinture faite dans votre
goût, ne vaudraient pas une de ces pensées que la
plume écrit nettement et que l'intelligence retient à
jamais, telles que : "Connais-toi toi-même",
"Aimez-vous les uns les autres", etc. Comment !
vous avez l'écriture, vous avez la parole, vous pouvez
dire tout ce que vous voulez, et vous allez vous adresser à
l'art des lignes et des couleurs pour enseigner et instruire.
Eh ! par pitié, rappelez-vous que nous ne sommes pas tout
raison. Si vous êtes pratique, laissez au philosophe le
droit de nous donner des leçons, laissez au peintre le
droit de nous donner des émotions. Je ne crois pas que
vous deviez exiger de l'artiste qu'il enseigne, et, en tout cas,
je nie formellement l'action d'un tableau sur les moeurs de la
foule.
Mon Courbet, à moi, est simplement une personnalité.
Le peintre a commencé par imiter les Flamands et certains
maîtres de la Renaissance. Mais sa nature se révoltait
et il se sentait entraîné par toute sa chair - par
toute sa chair, entendez-vous - vers le monde matériel
qui l'entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les
campagnes plantureuses et largement fécondes. Trapu et
vigoureux, il avait l'âpre désir de serrer entre
ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande
et en plein terreau.
Alors s'est produit l'artiste que l'on nous donne aujourd'hui
comme un moraliste. Proudhon le dit lui-même, les peintres
ne savent pas toujours bien au juste quelle est leur valeur et
d'où leur vient cette valeur. Si Courbet, que l'on prétend
très orgueilleux, tire son orgueil des leçons qu'il
pense nous donner, je suis tenté de le renvoyer à
l'école. Qu'il le sache, il n'est rien qu'un pauvre grand
homme bien ignorant, qui en a moins dit en vingt toiles que La
Civilité puérile en deux pages. Il n'a que le
génie de la vérité et de la puissance. Qu'il
se contente de son lot.
La jeune génération, je parle des garçons
de vingt à vingt-cinq ans, ne connaît presque pas
Courbet, ses dernières toiles ayant été très
inférieures. Il m'a été donné de voir,
rue Hautefeuille, dans l'atelier du maître, certains de
ses premiers tableaux. Je me suis étonné, et je
n'ai pas trouvé le plus petit mot pour rire dans ces toiles
graves et fortes dont on m'avait fait des monstres. Je m'attendais
à des caricatures, à une fantaisie folle et grotesque,
et j'étais devant une peinture serrée, large, d'un
fini et d'une franchise extrêmes. Les types étaient
vrais sans être vulgaires ; les chairs, fermes et souples,
vivaient puissamment ; les fonds s'emplissaient d'air, donnaient
aux figures une vigueur étonnante. La coloration, un peu
sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse des
tons, l'ampleur du métier établissent les plans
et font que chaque détail a un relief étrange. En
fermant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d'une
seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles
jusqu'à la vie et belles jusqu'à la vérité.
Courbet est le seul peintre de notre époque ; il appartient
à la famille des faiseurs de chair, il a pour frères,
qu'il le veuille ou non, Véronèse, Rembrandt, Titien.
Proudhon a vu comme moi les tableaux dont je parle, mais il les
a vus autrement, en dehors de toute facture, au point de vue de
la pure pensée. Une toile, pour lui, est un sujet ; peignez-la
en rouge ou en vert, que lui importe ! Il le dit lui-même,
il ne s'entend en rien à la peinture, et raisonne tranquillement
sur les idées. Il commente, il force le tableau à
signifier quelque chose ; de la forme, pas un mot.
C'est ainsi qu'il arrive à la bouffonnerie. Le nouveau
critique d'art, celui qui se vante de jeter les bases d'une science
nouvelle, rend ses arrêts de la façon suivante :
Le Retour de la foire, de Courbet, est "la France
rustique, avec son humeur indécise et son esprit positif,
sa langue simple, ses passions douces, son style sans emphase,
sa pensée plus près de terre que des nues, ses moeurs
également éloignées de la démocratie
et de la démagogie, sa préférence décidée
pour les façons communes, éloignée de toute
exaltation idéaliste, heureuse sous une autorité
tempérée, dans ce juste milieu aux bonnes gens si
cher, et qui, hélas ! constamment les trahit".
La Baigneuse est une satire de la bourgeoisie : "Oui,
la voilà bien cette bourgeoisie charnue et cossue, déformée
par la graisse et le luxe ; en qui la mollesse et la masse étouffent
l'idéal, et prédestinée à mourir de
poltronnerie, quand ce n'est pas de gras fondu ; la voilà
telle que sa sottise, son égoïsme et sa cuisine nous
la font." Les Demoiselles de la Seine et Les
Casseurs de pierres servent à établir un bien
merveilleux parallèle : "Ces deux femmes vivent
dans le bien-être... ce sont de vraies artistes. Mais l'orgueil,
l'adultère, le divorce et le suicide, remplaçant
les amours, voltigent autour d'elles et les accompagnent ; elles
les portent dans leur douaire : c'est pourquoi, à la fin,
elles paraissent horribles. Les Casseurs de pierres, au
rebours, crient par leurs haillons vengeance contre l'art et la
société ; au fond, ils sont inoffensifs et leurs
âmes sont saines." Et Proudhon examine ainsi chaque
toile, les expliquant toutes et leur donnant un sens politique,
religieux, ou de simple police des moeurs.
Les droits d'un commentateur sont larges, je le sais, et il est
permis à tout esprit de dire ce qu'il sent à la
vue d'une oeuvre d'art. Il y a même des observations fortes
et justes dans ce que pense Proudhon mis en face des tableaux
de Courbet. Seulement, il reste philosophe, il ne veut pas sentir
en artiste. Je le répète, le sujet seul l'occupe
; il le discute, il le caresse, il s'extasie et il se révolte.
Absolument parlant, je ne vois pas de mal à cela ; mais
les admirations, les commentaires de Proudhon deviennent dangereux,
lorsqu'il les résume en règle et veut en faire les
lois de l'art qu'il rêve. Il ne voit pas que Courbet existe
par lui-même, et non par les sujets qu'il a choisis : l'artiste
aurait peint du même pinceau des Romains ou des Grecs, des
Jupiters ou des Vénus, qu'il serait tout aussi haut. L'objet
ou la personne à peindre sont les prétextes ; le
génie consiste à rendre cet objet ou cette personne
dans un sens nouveau, plus vrai ou plus grand. Quant à
moi, ce n'est pas l'arbre, le visage, la scène qu'on me
représente qui me touchent : c'est l'homme que je trouve
dans l'oeuvre, c'est l'individualité puissante qui a su
créer, à côté du monde de Dieu, un
monde personnel que mes yeux ne pourront plus oublier et qu'ils
reconnaîtront partout.
J'aime Courbet absolument, tandis que Proudhon ne l'aime que relativement.
Sacrifiant l'artiste à l'oeuvre, il paraît croire
qu'on remplace aisément un maître pareil, et il exprime
ses voeux avec tranquillité, persuadé qu'il n'aura
qu'à parler pour peupler sa ville de grands maîtres.
Le ridicule est qu'il a pris une individualité pour un
sentiment général. Courbet mourra, et d'autres artistes
naîtront qui ne lui ressembleront point. Le talent ne s'enseigne
pas, il grandit dans le sens qui lui plaît. Je ne crois
pas que le peintre d'Ornans fasse école ; en tout cas,
une école ne prouverait rien. On peut affirmer en toute
certitude que le grand peintre de demain n'imitera directement
personne ; car, s'il imitait quelqu'un, s'il n'apportait aucune
personnalité, il ne serait pas un grand peintre. Interrogez
l'histoire de l'art.
Je conseille aux socialistes démocrates qui me paraissent
avoir l'envie d'élever des artistes pour leur propre usage,
d'enrôler quelques centaines d'ouvriers et de leur enseigner
l'art comme on enseigne, au collège, le latin et le grec.
Ils auront ainsi, au bout de cinq ou six ans, des gens qui leur
feront proprement des tableaux, conçus et exécutés
dans leurs goûts et se ressemblant tous les uns les autres,
ce qui témoignera d'une touchante fraternité et
d'une égalité louable. Alors la peinture contribuera
pour une bonne part au perfectionnement de l'espèce. Mais
que les socialistes démocrates ne fondent aucun espoir
sur les artistes de génie libre et élevés
en dehors de leur petite église. Ils pourront en rencontrer
un qui leur convienne à peu près ; mais ils attendront
mille ans avant de mettre la main sur un second artiste semblable
au premier. Les ouvriers que nous faisons nous obéissent
et travaillent à notre gré ; mais les ouvriers que
Dieu fait n'obéissent qu'à Dieu et travaillent au
gré de leur chair et de leur intelligence.
Je sens que Proudhon voudrait me tirer à lui et que je
voudrais le tirer à moi. Nous ne sommes pas du même
monde, nous blasphémons l'un pour l'autre. Il désire
faire de moi un citoyen, je désire faire de lui un artiste.
Là est tout le débat. Son art rationnel, son réalisme
à lui, n'est à vrai dire qu'une négation
de l'art, une plate illustration de lieux communs philosophiques.
Mon art, à moi, au contraire, est une négation de
la société, une affirmation de l'individu, en dehors
de toutes règles et de toutes nécessités
sociales. Je comprends combien je l'embarrasse, si je ne veux
pas prendre un emploi dans sa cité humanitaire : je me
mets à part, je me grandis au-dessus des autres, je dédaigne
sa justice et ses lois. En agissant ainsi, je sais que mon coeur
a raison, que j'obéis à ma nature, et je crois que
mon oeuvre sera belle. Une seule crainte me reste : je consens
à être inutile, mais je ne voudrais pas être
nuisible à mes frères. Lorsque je m'interroge, je
vois que ce sont eux, au contraire, qui me remercient, et que
je les console souvent des duretés des philosophes. Désormais,
je dormirai tranquille.
Proudhon nous reproche à nous romanciers et poètes,
de vivre isolés et indifférents, ne nous inquiétant
pas du progrès. Je ferai observer à Proudhon que
nos pensées sont absolues, tandis que les siennes ne peuvent
être que relatives. Il travaille, en homme pratique, au
bien-être de l'humanité ; il ne tente pas la perfection,
il cherche le meilleur état possible, et fait ensuite tous
ses efforts pour améliorer cet état peu à
peu. Nous, au contraire, nous montons d'un bond à la perfection
; dans notre rêve, nous atteignons l'état idéal.
Dès lors, on comprend le peu de souci que nous prenons
de la terre. Nous sommes en plein ciel et nous ne descendons pas.
C'est ce qui explique pourquoi tous les misérables de ce
monde nous tendent les bras et se jettent à nous, s'écartant
des moralistes.
Je n'ai que faire de résumer le livre de Proudhon : il
est l'oeuvre d'un homme profondément incompétent
et qui, sous prétexte de juger l'art au point de vue de
sa destinée sociale, l'accable de ses rancunes d'homme
positif ; il dit ne vouloir parler que de l'idée pure,
et son silence sur tout le reste - sur l'art lui-même -
est tellement dédaigneux, sa haine de la personnalité
est tellement grande, qu'il aurait mieux fait de prendre pour
titre : De la mort de l'art et de son inutilité sociale.
Courbet, qui est un artiste personnel au plus haut point, n'a
pas à le remercier de l'avoir nommé chef des barbouilleurs
propres et moraux qui doivent badigeonner en commun sa future
cité humanitaire.
Mes Haines, Le Salut Public, 26 et 31 août 1865
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